Courrier

La mauvaise idée du Dr Barrette

Plusieurs médecins dénoncent vivement la proposition du ministre de la Santé de réduire la rémunération des médecins qui ne travaillent pas assez. Voici quelques-unes des nombreuses lettres reçues à ce sujet.

Le ministre ne comprend pas

Si l’on se fie à ses impressionnants quotas de patients à prendre en charge au bureau, monsieur Barrette semble croire que le travail d’un omnipraticien au Québec est uniquement de suivre des patients dans une clinique. Or, ce n’est pas le cas. Ici, les spécialistes jouent un rôle de deuxième et troisième ligne, alors que ce sont nous, les omnipraticiens, qui faisons fonctionner la plupart des hôpitaux.

Nos tâches sont variées : certains font du suivi de patients dans des cliniques, d’autres font des accouchements, d’autres encore préfèrent l’hospitalisation, les soins à domicile ou les soins palliatifs. Moi, je travaille à l’urgence et aux soins intensifs. C’est justement cette polyvalence, due à notre formation de généraliste, qui fait que les hôpitaux non universitaires dépendent de nous pour la majorité de leurs services… Et c’est la raison pour laquelle on retrouve le préfixe « omni » dans le mot omnipraticien ! Si c’était possible, j’aimerais bien que le ministre Barrette se donne la peine d’aller passer une semaine au travail avec un omnipraticien du Québec ayant une pratique variée et représentative de la moyenne.

— Mathieu Bernier, médecin omnipraticien, Gaspé

Les citoyens otages des technocrates

Le Québec est déjà la seule province à utiliser une telle méthode coercitive sur ses jeunes médecins depuis 2004. Et c’est un échec retentissant. Les plans régionaux d’effectifs médicaux (PREM) et les activités médicales particulières (AMP) ont entraîné des coûts de gestion considérables et empêché les hôpitaux et cliniques de s’organiser eux-mêmes en fonction de leurs besoins locaux changeants et accéléré le départ vers le privé de jeunes médecins voulant se soustraire à des décisions gouvernementales souvent inflexibles.

Les omnipraticiens souhaitent une amélioration du système de santé bien avant une amélioration de leur rémunération. De bonnes idées, comme l’augmentation d’étudiants choisissant la médecine familiale ou l’utilisation d’infirmières praticiennes pour le suivi de maladies chroniques permettraient d’améliorer l’accès à la prise en charge. Malheureusement, les Activités de médecine de famille (AMF) du ministre Barrette pousseront encore plus de médecins de famille vers le privé, tout en diminuant l’attrait de la médecine familiale pour les étudiants en médecine. Le citoyen demeure une fois de plus l’otage des technocrates québécois.

— Simon-Pierre Landry, urgentiste et omni-intensiviste, Sainte-Agathe, Laurentides

Des effets pernicieux

Médecin depuis 31 ans, j’ai travaillé plus de 70 heures par semaine, sans compter les gardes en disponibilité 24 heures sur 24 pendant plus de 25 ans (à l’urgence, aux soins intensifs, à l’hospitalisation, au bureau, au sans rendez-vous, en résidence pour personnes âgées, à l’enseignement aux résidents et à des activités administratives). Ma clientèle est lourde, comme celle de nombreux collègues. Un des patients que j’ai vu la semaine dernière est âgé de 92 ans. Il souffre de problèmes cardiaques, d’hypertension, de diabète, d’insuffisance rénale, d’un cancer du rectum, il vient de perdre son épouse et se demande s’il peut encore rester seul chez lui. De plus, s’inquiétant de la hausse du prix des médicaments, il envisage de cesser les plus onéreux pour boucler son mois. Avec la loi 20, combien de minutes pourrais-je consacrer à ce patient pour atteindre les cibles du ministre ?

Faudra-t-il que l’on cesse de voir des patients malades pour ne voir que des patients jeunes et en santé et ainsi parvenir à cumuler 1500 patients inscrits ? Combien de jeunes étudiants en médecine voudront encore se diriger vers la médecine de famille ? Il y aura alors d’ici quelques années un manque encore plus flagrant d’omnipraticiens. C’est désolant de constater que nos politiciens n’ont pas de vision à long terme et une mémoire si courte sur les effets pernicieux d’une dévalorisation de la médecine de famille.

— Sylvie Dufresne, médecin, Montréal

Une médecine de quotas

La position du ministre est machiste, car elle touchera de plein fouet les femmes médecins qui désirent accorder plus de temps à leur famille. Le procédé est également discriminatoire envers les médecins qui, eux-mêmes, ont des problèmes de santé, mais qui osent travailler à leur rythme. Cette idéologie politique d’un médecin de famille par Québécois en 2016 occasionnera plus de problèmes de santé en aval. Ceux-ci n’ont pas été soupesés, car la politique vise l’« aujourd’hui », sans égard au « demain ». 

En effet, pour voir plus de patients, devrons-nous cesser de faire de la prévention ? Serons-nous des médecins qui feront du surdiagnostic, car il est plus expéditif de prescrire un test que d’expliquer pourquoi on ne devrait pas le faire ? Je suis un médecin de cœur qui a le cœur déchiré par la nouvelle législation. J’ose espérer que le ministre Barrette aura le courage de négocier avec la FMOQ pour rendre le projet de loi plus juste. Les médecins de famille du Québec et leurs patients méritent mieux.

— Andrée Côté, médecin de famille depuis 27 ans à Gatineau au GMF Omni-Plateau, récipiendaire du Coup de Cœur du ministre 2013

Soigner en qualité

M. le ministre, votre projet de loi 20 concernant les nouvelles Activités de médecine de famille (AMF) est tout simplement scandaleux. Ces nouvelles mesures coercitives forçant les médecins de famille à inscrire et à suivre un nombre minimal de patients sous peine de pénalités financières relèvent d’une méthode de pensée archaïque. Votre façon de voir les choses démontre bien que vous n’avez aucune idée de la réalité quotidienne des médecins de famille. Pis encore, vous dénigrez le travail de vos collègues et exigez des quotas de patients inscrits, comme si les patients n’étaient que de vulgaires numéros. Et si cette « cible » n’est pas atteinte dans un certain temps, des sanctions s’imposent. Dr Barrette, sachez que votre attitude astreignante est inacceptable. J’ai fait le choix de soigner des gens en termes de qualité et non de quantité. C’est aussi ça, être médecin de famille.

— Myriam Rhéaume-Lanoie, médecin de famille, Saint-Sauveur

Une atteinte à la liberté des médecins

Le projet de loi que le ministre Barrette met de l’avant est une atteinte claire à la liberté et à l’autodétermination dont devrait jouir chaque médecin en tant que travailleur autonome. Par les tâches qu’il nous impose, il intervient directement dans nos projets de vie et dans l’organisation de notre vie. Il porte atteinte à toute ambition ou créativité qui pourrait dépasser du moule qu’il forgé pour nous.

Il y a peu, une résidente en médecine s’est suicidée en raison du stress énorme qu’elle vivait. Quelle leçon en a tirée Dr Barrette ? S’est-il demandé si la rigidité contraignante du réseau de santé et les responsabilités énormes avec lesquelles doivent composer les médecins pouvaient avoir contribué à cette triste tragédie ? N’importe quel médecin avec la moindre sensibilité humaine vous dirait que c’est le cas. Et comment réagit Dr Barrette ? Avec le projet de loi 20 !

Vous êtes une femme ou un homme qui avez fait le choix de travailler à temps partiel pour élever vos enfants et vous en occuper comme vous le jugez bon en tant que parent ? Eh bien, vous serez punis ! Et imaginons qu’un médecin veuille faire de la recherche et travailler comme médecin à temps partiel. Ne participe-t-il pas à prodiguer des soins à la population ? Pourquoi devrait-il être pénalisé ? La valeur de son travail lorsqu’il voit un patient vaut-elle vraiment une fraction de celle du travail de son collègue qui effectue des tâches cliniques à temps plein ?

— Milad Toubal, médecin de famille, Montréal

Un encouragement à ne prendre que des jeunes

J’ai une pratique majoritairement gériatrique. Mes patients ont, en moyenne, une quinzaine de problèmes actifs. Quand ils me visitent de peine et de misère avec leur marchette, je m’assure qu’ils n’aient pas à se redéplacer de sitôt. Je prends le temps de « faire le tour ». Et même si j’ai une pratique exemplaire, parfois, ils se fracturent une hanche, font un infarctus ou développent une pneumonie. C’est la vie : des visites médicales fréquentes, même hebdomadaires n’y changeront pratiquement rien. Les consultations à l’urgence sont inévitables.

Selon votre raisonnement, je serai pénalisée si je les vois peu souvent, mais en y passant beaucoup de temps, et encore plus, s’ils consultent à l’urgence. Vous nous encouragez tout simplement à ne prendre en charge que des patients jeunes et en pleine santé.

Nous avons d’ailleurs toutes les difficultés à pourvoir les postes de médecine familiale depuis maintes années. Des efforts musclés sont faits pour encourager la relève vers la médecine générale. Vous êtes en train de rendre ces efforts complètement vains. J’en viens à me demander si je ne dois pas aller à l’encontre de mes principes pour contourner vos plans tordus : abandonner définitivement la pratique ? Me désaffilier de la RAMQ ? Quitter le Québec ? Me passer de 30 % de mon salaire pour conserver mon intégrité professionnelle ? Je crois sincèrement qu’en voulant gagner des votes, vous perdez au change.

— Marie-Pier Villemure, médecin de famille et professeure à la Faculté de médecine et des sciences de la santé à l’Université de Sherbrooke

Infirmières et informatisation

Le docteur Barrette a donné l’exemple ontarien où, semble-t-il, les généralistes voient 30 patients par jour, comparativement à 14 au Québec. Trente patients par jour, c’est environ quatre patients à l’heure pour une journée normale de travail. Bien sûr, on peut voir quatre patients à l’heure, mais peut-on les soigner adéquatement ? C’est possible pour des problèmes aigus et simples, comme une pharyngite, par exemple. Mais si un patient âgé présente à la fois un diabète, une hypertension, un mal de genou et quelques problèmes de mémoire, il s’avère impossible de répondre à toutes ces préoccupations en 15 minutes.

La productivité en médecine ne peut pas être mesurée seulement sous l’angle du nombre de patients inscrits et rencontrés. En forçant trop sur le nombre de rendez-vous quotidiens, les patients risquent de répéter des rendez-vous puisque le médecin ne pourra couvrir tous les problèmes en une seule rencontre. En passant, les Ontariens se trouvent-ils en meilleure santé que les Québécois ?

Pour régler le problème d’accès aux omnipraticiens, l’obligation, raisonnable en soi, d’inscrire un certain nombre de patients devra être modulée en fonction des tâches globales du médecin. Il faudrait aussi décharger les médecins des tâches qui pourraient être accomplies par les infirmières : prise de tension artérielle, révision des examens périodiques appropriés, le test Pap, etc. Ainsi, les omnipraticiens disposeraient de plus de temps pour s’occuper des aspects curatifs.

Évidemment, nous attendons – encore ! – une informatisation intégrale du réseau pour cesser de perdre du temps à appeler dans les hôpitaux pour obtenir des résultats des tests.

Le projet de loi propose une série de sparadraps sur une plaie béante concernant l’efficience globale du réseau : la sous-utilisation des infirmières et le manque d’informatisation en particulier.

— Jana Havrankova, médecin, Saint-Lambert

La productivité n’est pas que l’affaire des médecins

Même si le ministre de la Santé, avec un « bâton incitatif », force la médecin à prendre en charge une quantité déraisonnable de patients et à voir certains d’entre eux dix minutes quand ils auraient besoin d’une heure avec elle, les patients n’auront pas les tests nécessaires plus vite. Le système aura les mêmes goulots d’étranglement. La médecin sera plus efficace, les soins ne le seront pas.

Le ministre répète souvent que les médecins québécois sont improductifs. Il vise particulièrement les jeunes médecins, des femmes, des mères de famille qui ne veulent pas, avec raison, reproduire un modèle de pratique traditionnel hérité d’une époque où la profession était réservée aux hommes. Il veut appliquer des mesures cœrcitives pour les forcer à prendre en charge plus de patients alors que les coupes en santé affaiblissent le système dans lequel ces médecins évoluent.

La productivité n’est pas seulement l’affaire des médecins de famille. En frappant avec un bâton sur un seul maillon d’une chaîne, il est possible que la chaîne cède.

— Danny Castonguay, médecin de famille, Montréal

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