La grande migration

Le Porcupine Freedom Festival, ou PorcFest, a attiré 1500 participants la semaine dernière, dans un camping du New Hampshire. Mais l’événement n’est qu’un laboratoire pour un projet beaucoup plus ambitieux : convaincre les libertariens américains de s’établir en masse au New Hampshire afin d’y instaurer un tout nouveau type de société. Explications.

LANCASTER, NEW HAMPSHIRE — « Il y a deux ans, je me suis dit : That’s it. Je ne peux plus. Je ne peux plus payer des taxes au gouvernement américain pour qu’il fasse sauter des bombes dans des mariages au Moyen-Orient. »

Christian Saucier, un Québécois, poursuit une carrière dans l’informatique en Caroline-du-Nord. Mais il vient de lancer son entreprise web en caressant une idée : pouvoir travailler de n’importe où aux États-Unis.

« Je suis en train de faire les changements dans ma vie afin de pouvoir déménager au New Hampshire. Ça va se faire au cours des prochaines années », a-t-il expliqué à La Presse.

M. Saucier est l’un des 16 825 signataires du Free State Project, mouvement qui veut convaincre quelque 20 000 libertariens de s’installer au New Hampshire.

« Il y a beaucoup de libertariens aux États-Unis, mais ils sont répartis un peu partout et n’ont pas beaucoup d’influence politique », explique M. Saucier.

« Si on vient tous s’installer dans un État peu populeux comme le New Hampshire, on va commencer à avoir un impact sur les politiques du gouvernement et sur la mentalité de la population. »

— Christian Saucier

La société qu’ils veulent instaurer pourrait se résumer simplement : les gens devraient être libres de faire ce qu’ils veulent, pourvu qu’ils ne briment pas les autres. Impossibles à situer sur l’axe gauche-droite, les libertariens défendent tant la légalisation des drogues et le mariage gai que le port des armes sans permis et l’abolition des impôts.

VIVRE LIBRE OU MOURIR

Avec sa devise Live Free or Die (« Vivre libre ou mourir »), le New Hampshire est l’un des États américains qui s’approchent le plus de l’idéal des libertariens. Ici, vous pouvez conduire votre voiture sans boucler votre ceinture et sans même détenir d’assurance automobile.

Les habitants ont le droit de se promener dans les rues et les commerces avec un pistolet, une carabine et même une arme d’assaut militaire sans le moindre permis. Et le New Hampshire ne prélève ni taxe de vente ni impôt sur les salaires (les impôts fonciers y sont toutefois parmi les plus élevés au pays).

Brittany et Matthew Ping font partie des 1482 personnes qui ont déjà fait leurs caisses pour s’installer dans cet État de la Nouvelle-Angleterre. Ils en avaient assez de taire leurs idéaux politiques.

« En Indiana, d’où nous venons tous les deux, on peut parler de la météo ou des résultats des équipes sportives. Mais si vous vous risquez à parler de politique internationale, par exemple, les gens se sentent offensés si vos opinions diffèrent des leurs », explique Brittany, 27 ans.

Le jeune couple vit au New Hampshire depuis trois ans et dit y avoir découvert une société libre, communautaire, où il est possible de penser autrement.

« Pour la naissance d’Emerick, j’ai fait affaire avec deux sages-femmes, illustre Brittany en pointant le garçon de 3 mois qui gazouille dans un porte-bébé. Au moment où nous avons quitté l’Indiana, c’était illégal. La loi m’obligeait à accoucher à l’hôpital. »

Autour du bébé, qui vit son tout premier PorcFest, des gens armés se promènent sous des nuages de marijuana sans que ses parents montrent le moindre signe d’inquiétude.

RESPONSABILITÉS ET NON-AGRESSION

De quoi aurait l’air une société où chacun est complètement libre et responsable de ses actes ? Au PorcFest, en tout cas, il règne une atmosphère se situant quelque part entre Woodstock, le camp de vacances et un congrès d’amateurs d’armes.

Autour du feu de joie quotidien, les gens discutent politique en buvant de la bière ou en surfant sur les effets de l’ecstasy. À deux pas de là, sur une table de pique-nique, deux hommes dans la soixantaine jouent aux échecs près d’un jeune qui recharge son revolver. Dans un abri Tempo orné d’un crâne de vache et d’une boule disco, une dizaine de personnes visionnent le film The Big Lebowski en faisant circuler un joint.

« Dieu est l’ultime anarchiste », crie un homme dans un micro sous les applaudissements.

Dans les tentes et les roulottes du camping décorées de lumières de Noël, on peut acheter tant de la truite grillée et des jus bios que des biscuits Oreo. Personne ici n’a de permis de vente, et les gens sont fiers de dire que les autorités sanitaires n’ont jamais mis le nez dans leurs cuisines improvisées.

Le lendemain matin, malgré l’ampleur du party de la veille, pas la moindre bouteille ne jonche le sol. Si les libertariens ne croient pas aux lois imposées par les gouvernements, ils prônent le sens des responsabilités et le respect des autres et de la propriété.

« Ici, il y a beaucoup d’alcool, beaucoup d’armes et toutes les drogues auxquelles vous pouvez penser. Mais le plus gros problème qu’on a eu en 12 ans est un bad trip de champignons magiques », affirme Kristin Weitzel, une organisatrice du PorcFest aux cheveux roses qui sillonne le camping dans une voiturette de golf en s’assurant que tout baigne.

L’expérience du PorcFest est-elle transposable à l’ensemble de la société ?

« Oui, je crois qu’une société peut s’organiser sans qu’une organisation centrale qui s’appelle le gouvernement impose ses règles à la société, dit le libertarien québécois Christian Saucier. Mais j’ai arrêté de vouloir convaincre tout le monde. Pour moi, c’est un cheminement qui est très personnel. »

Parce que la liberté totale, ça implique aussi le droit… de ne pas penser comme les libertariens.

Le porc-épic comme modèle

Le PorcFest a été baptisé en l’honneur du porc-épic, animal prisé des libertariens parce qu’il est pacifique… jusqu’à ce qu’on l’attaque. « Il n’utilise ses piquants acérés que pour des raisons d’autodéfense, et en dernier recours », expliquent les organisateurs.

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