Opinion : Industrie du taxi

La longue route vers un équilibre précaire

C’est il y a 110 ans, en septembre 1909, que le taxi motorisé fait son apparition à Montréal. À ce moment, l’individu qui aspire à conduire un taxi dans les limites de la municipalité n’a qu’à aller chercher une « licence » pour « chaque auto-taxi qu’il mettra en service » et « payer au directeur des finances de ladite Cité, pour chaque tel permis, la somme de quinze piastres ($15,00) ».

Or, très vite, l’offre dépasse la demande. Après le krach boursier de 1929, la situation devient tout simplement intenable, à Montréal comme ailleurs. On commence à parler d’un contrôle plus strict pour éviter les excès du « capitalisme sauvage ». En 1934, la moitié des villes américaines de 100 000 habitants et plus ont adopté des règles pour restreindre l’entrée dans l’industrie du taxi. La Ville de Montréal emboîte le pas et accepte, elle aussi, de geler le nombre de permis. Un droit acquis est donné aux 765 propriétaires existants, mais les « licences » annulées ou révoquées ne seront pas remises en circulation.

L’après-guerre

En 1946, la guerre terminée, plusieurs personnes se plaignent du manque de taxis dans la métropole québécoise. Un rapport est déposé qui invite à lever le moratoire sur la délivrance de permis. «  Nous sommes d’opinion, peut-on lire dans le rapport, que dans ce domaine [celui du taxi], il serait de bonne politique de laisser jouer le mécanisme normal de l’offre et de la demande et de permettre à toute personne désirant s’y lancer d’avoir le champ libre. »

La Ville obtempère. L’assiette de permis en circulation croît à 2558 en 1947, puis à 4295 en 1952.

En six ans à peine, la proportion de permis par rapport à la population totale a fondu, passant de 1388 habitants par permis à 242.

Autrement dit, il y a six fois plus de taxis par habitant. Montréal a alors une plus grande proportion de taxis par personne que toute autre ville nord-américaine, à l’exception de Washington. Plus précisément, Montréal a plus de taxis à lui seul que Buffalo, Minneapolis, Saint Paul, Cleveland, Detroit, Pittsburgh et Baltimore réunis… et trois fois moins d’habitants !

En 1952, la Ville de Montréal ne sachant comment réagir au chaos qu’elle a elle-même provoqué, impose un moratoire sur la délivrance de permis. Ce moratoire est parfaitement irrationnel. La quantité de permis d’exploitation est coulée dans le béton au moment où tout un chacun s’entend pour dire qu’il y en a trop. L’héritage de cette décision à courte vue sera plus de 30 ans de désorganisation et de crises.

Le plan de rachat de 1985

En 1985, alors que l’industrie du taxi à Montréal est passée sous contrôle provincial (depuis 1973), on adopte enfin un plan de rachat pour retirer de la route les permis de taxis excédentaires. Ce sont les titulaires de permis de taxi de l’agglomération de Montréal eux-mêmes qui financent l’opération, investissant de leurs poches 4 millions de dollars. En tout, à la fin du processus, 1287 permis sont éliminés, soit 23,5 % du total.

Grâce au plan de rachat, l’équilibre entre l’offre et de la demande se rétablit quelque peu. Montréal a encore davantage de taxis par habitant que les grandes villes américaines et canadiennes, mais l’écart s’est rétréci.

Dans cet environnement économique plus sain, l’achat d’un permis d’exploitation d’un taxi redevient, pour la première fois depuis la guerre, quelque chose d’avantageux. Le prix du permis suit une ascension vertigineuse. Entre 1965 et 1985, il avait perdu 22 % de sa valeur en dollars constants.

De 1986 à 2006, pendant une même période de 20 ans, le prix d’un permis est multiplié par 11, passant (toujours en dollars constants) de 21 000 $ à 234 000 $.

Pour une rare fois dans leur histoire, les propriétaires de taxi peuvent respirer. Le permis de taxi devient l’équivalent pour eux d’un fonds de pension.

Le projet de loi actuel

Le modus operandi créé par le plan de rachat est perturbé par la légalisation d’UberX, en 2016. Aujourd’hui, poussant plus loin, le gouvernement entend abolir les limites imposées à la délivrance des permis dans le cas où les clients ont été trouvés par l’intermédiaire d’applications mobiles. Cette ouverture au libre marché ne va pas seulement réduire la valeur des permis, elle risque aussi de déstructurer une industrie qui avait péniblement retrouvé un certain équilibre. On peut comprendre que les propriétaires de permis de taxi soient en colère.

* Auteur d’un livre à paraître aux Éditions du Boréal sur l’histoire du taxi à Montréal

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