Chronique : Projet de loi sur la laïcité

Règlement de comptes

Pourquoi la CSN a-t-elle changé sa position sur l’interdiction des signes religieux chez les enseignants ? Elle ne s’y opposait pas en 2013, à l’époque de la charte des valeurs péquiste, elle s’y oppose aujourd’hui.

La raison, selon son président Jacques Létourneau, est due en grande partie à l’arrivée d’une nouvelle génération dans les structures décisionnelles de la CSN : « La société évolue, les militants ne sont plus à la même place. Je pense qu’il y a aussi une question de génération. »

Ses observations correspondent parfaitement aux sondages, qui indiquent que ce sont les citoyens les plus âgés qui sont le moteur du projet de loi sur la laïcité, alors que les jeunes sont loin d’être sur la même longueur d’onde.

Selon un récent sondage Léger, 77 % des plus de 55 ans sont favorables au projet de loi 21 (PL21) sur la laïcité… lequel recueille à peine une majorité chez les 18-34 ans, avec 51 % d’appuis. Un écart de 26 points !

Un sondage CROP, plus détaillé, révèle la même différence générationnelle en ce qui concerne la disposition la plus controversée du projet de loi, soit l’interdiction des signes religieux aux enseignants : elle recueille l’approbation de 70 % des plus de 35 ans, mais seulement de la moitié des moins de 34 ans. Chez ceux qui s’opposent à cette disposition, 23 % ont plus de 55 ans… et deux fois plus (43 %) sont des jeunes de 18 à 34 ans.

L’écart s’accroît parmi les supporteurs les plus déterminés de la disposition s’appliquant aux enseignants. Chez les plus de 55 ans, 56 % des répondants sont « tout à fait » d’accord avec le PL21. Mais seulement 28 % des jeunes de 18 à 34 ans partagent leur enthousiasme.

Le même phénomène explique en partie l’opposition de Québec solidaire (QS) au PL21. QS est non seulement le parti le plus multiculturel (avec le PLQ), c’est aussi celui dont les membres ont la moyenne d’âge la moins élevée.

Or, les jeunes sont ailleurs que dans ce débat mâché et remâché sur les signes religieux.

Ils sont mobilisés par d’autres causes (le climat, le genre…), ou ils sont juste trop occupés à travailler et à s’amuser pour avoir le temps de faire la distinction entre un foulard islamique et une tuque en tricot. Ils ont des copains dans les minorités visibles qu’ils ont croisées tous les jours à l’école grâce à la loi 101, et ils sont naturellement ouverts à la diversité (une caractéristique propre aux milléniaux). Enfin, différence fondamentale, ils n’ont pas été élevés dans la religion.

Il y a des années que je constate le même clivage générationnel chez mes lecteurs. Au fil des années, j’ai écrit nombre de chroniques contre la défunte charte des valeurs du gouvernement Marois, contre les projets de loi sur le voile du gouvernement Couillard et contre le PL21 du gouvernement Legault.

Dans l’abondant courrier que m’ont valu ces chroniques, il se trouve beaucoup de lecteurs en complet désaccord avec ma position – surtout ces jours-ci, le PL21 étant plus populaire que la charte péquiste en son temps. Or, dans ce courrier « négatif » qui charrie toutes sortes de choses – des insultes les plus basses aux dissertations bien argumentées et soigneusement écrites –, il y a une constante : les lettres les plus enflammées proviennent de personnes âgées. Je le sais parce qu’elles me disent leur âge ou évoquent des événements qui révèlent leur âge approximatif (la chose est évidente quand, comme cela se produit rarement, la lettre arrive par… la poste !).

Il y a, dans ce fort volume de courriels de lecteurs âgés défendant bec et ongles la laïcité, des lettres qui charrient à plein volume de l’islamophobie pure et simple. Nos lecteurs sont des gens instruits. Sachant qu’une lettre envoyée personnellement à une journaliste ne sera jamais publiée sans leur autorisation, ils se défoulent et signent de leur nom, sans gêne sociale, sans se sentir obligés de cacher leurs vraies motivations derrière des rationalisations (en discourant par exemple sur les méfaits des religions à travers l’histoire).

Mais il y a beaucoup d’autres lettres inspirées par des sentiments plus complexes, qui trahissent le rapport compliqué des Québécois d’un certain âge avec la religion.

Elles contiennent une lourde charge émotionnelle, un ressentiment profond envers l’Église, et une agressivité sans bornes envers la religion – toutes les religions, en vrac, car on transfère aux autres religions les griefs qu’on nourrit envers l’Église catholique des années 40 et 50.

Dans les courriels des supporteurs les plus passionnés du PL21, les émotions contradictoires abondent. Nombreux sont ceux chez qui le ressentiment se double de nostalgie, d’une sorte d’envie envers les religions qui s’affichent, alors que les catholiques, eux, sont invisibles. Ainsi, ces phrases qui reviennent sans cesse : « On n’a pas fermé les églises pour les remplacer par des mosquées ! » Ou : « Les sœurs ont laissé leurs cornettes, que les musulmanes fassent pareil ! »

Un thème qui revient souvent : l’affirmation identitaire, comme dans « on va leur montrer qui mène au Québec ! ». C’est en effet le gros argument de vente que le gouvernement Legault a utilisé pour présenter un projet de loi mesquin et discriminatoire comme un grand projet national analogue à la loi 101.

Les réactions de ces lecteurs qui ont abandonné le catholicisme pour adopter la nouvelle religion de la laïcité m’étonnent chaque fois par leur véhémence. Revenez-en ! est-on tenté de répondre à ces éclopés de l’Église. L’État québécois est laïque depuis 60 ans, la contraception existe ici depuis 50 ans, l’avortement depuis 40 ans, la censure a changé de côté et est passée à gauche… le monde a changé !

Bien sûr, je connais l’histoire de l’Église catholique au Québec (ses terribles abus autant que ses grandes réalisations), et je comprends qu’elle a laissé des traumatismes indélébiles. Il reste qu’il est fondamentalement malsain de bâtir des politiques d’État sur des rancunes historiques, en laissant une génération meurtrie régler ses comptes avec une Église qui n’existe plus.

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