L’aveuglement volontaire

Le nom de Philippe Bond était sur toutes les lèvres jeudi soir, au bien-cuit de La soirée est (encore) jeune à la salle Wilfrid-Pelletier. J’écoutais Maude Landry et Suzie Bouchard ironiser sur le fait que Philippe Bond serait le dernier des Mohicans de la colonie d’humoristes/agresseurs sexuels et qu’on pourrait désormais passer à un autre numéro (comique). Une bonne chose de réglée.

Non, Philippe Bond ne sera pas le dernier. Il y en a d’autres et il y en aura d’autres, évidemment. J’étais en coulisses de ce spectacle, et le sentiment que je percevais, parmi les participantes – majoritaires – au gala, était celui d’un épuisement généralisé et d’une profonde lassitude.

Catherine Éthier me parlait de la chronique qu’elle allait livrer le lendemain matin à la radio de Radio-Canada, en ayant l’impression de redire ce qu’elle a dit quantité de fois depuis qu’on lui tend un micro. Mais avec la conviction que ces choses doivent être répétées.

« Chaque fois qu’une voix s’élève, chaque fois qu’une femme dénonce, en suivant les canaux prévus à cet effet, il ne se passe rien », a-t-elle déclaré à Tout un matin vendredi. Elle en a fait l’expérience elle-même, se rendant dans un bureau de police deux fois pour porter plainte, pour deux évènements différents, sans suite.

Parfois, non seulement les victimes se heurtent à l’incapacité du système policier et judiciaire de se charger convenablement de leur plainte, mais aussi elles en subissent le ressac. On les menace de poursuites en diffamation, on les somme de se taire, on les censure et on les musèle, rappelait Catherine.

Je connais des victimes qui ont payé cher, pour leur carrière, pour leur santé mentale, physique et financière, le prix d’avoir osé dénoncer leur agresseur. Je connais des alliées de ces victimes qui ont payé tout aussi cher le prix d’avoir dit publiquement ce que d’autres chuchotaient en privé. Réduites au silence pour avoir dit la vérité. On ne les y reprendrait probablement plus, avec le recul.

Des femmes. À qui l’on a vite fait comprendre que les grandes gueules, c’est encore drôle quand ça fait des blagues, mais seulement quand leur discours n’est pas compromettant, qu’il ne nuit pas aux affaires courantes ni n’indispose les publicitaires et commanditaires.

Oui, tout le monde savait, dans le milieu de l’humour, que Philippe Bond traînait une réputation de personnalité toxique. Plusieurs se demandaient comment il avait pu passer entre les mailles du filet de #moiaussi. Cette histoire de portière d’auto verrouillée et de passagère faite prisonnière circulait depuis un moment, comme celle de la lettre d’excuses après un wrap party de télé.

Des journalistes avaient enquêté et contacté des victimes, qui n’étaient pas prêtes à témoigner à visage découvert, par crainte de représailles. On peut facilement les comprendre. Certaines appréhendaient les répercussions d’un coup de pied dans la fourmilière d’un milieu incapable de s’autoréguler, gangrené par des histoires sordides qu’on préfère balayer sous le tapis.

Alors que les allégations d’inconduites sexuelles impliquant Philippe Bond se multipliaient depuis plus d’une décennie, et que certains ont décidé de tenir l’humoriste à distance, d’autres ont brandi l’excuse commode de la présomption d’innocence (un principe de justice criminelle) pour justifier leur aveuglement volontaire.

Rien n’empêche un employeur diligent, qui n’est pas un tribunal pénal, de faire la lumière à l’interne sur des allégations d’inconduites sexuelles. Pour ensuite, si celles-ci se confirment, donner le bénéfice du doute aux victimes qui l’ont dénoncé.

Or les employeurs et partenaires ont préféré faire confiance aveuglément à un humoriste sur lequel pesaient quantité de soupçons depuis des années. Plutôt que de se poser davantage de questions et d’accorder ne serait-ce qu’un minimum d’importance et d’attention à la version des victimes présumées. Et on s’étonne encore que les femmes hésitent à dénoncer leur agresseur ?

Si une enquête journalistique de longue haleine n’avait pas fini par révéler les inconduites de Philippe Bond, si ses victimes présumées, devant le désolant déni public de l’humoriste – incapable de se reconnaître dans le miroir qu’on lui tend –, n’avaient pas décidé que c’en était assez, Bond serait encore à la barre d’une populaire émission du réseau Énergie.

Jusqu’à ce qu’un jour, peut-être – qui sait ? –, une plainte à la police soit enfin prise au sérieux et que le système judiciaire arrive au XXIsiècle en matière de traitement des crimes à caractère sexuel.

Pendant que des femmes, pour des questions de principe, d’éthique et de solidarité, ou par crainte de devenir à leur tour des victimes, ont refusé des contrats afin de ne pas se retrouver sur scène ou en ondes en présence de Bond, ce dernier continuait de gagner des centaines de milliers de dollars en toute impunité.

Depuis quelques années, en voyant la photo de Philippe Bond sur un panneau-réclame, je me suis souvent posé cette question : quelqu’un d’autre ne pouvait-il pas animer cette émission ? Je n’ai même pas dit une femme. Quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui ne menace pas potentiellement la sécurité et l’intégrité des femmes, qui leur permet de travailler dans un environnement sain.

Les employeurs de Philippe Bond n’avaient-ils pas le devoir d’être plus vigilants, afin que les femmes, en général, ne fassent pas les frais de leur association avec cet humoriste controversé ? Je leur ai posé la question vendredi. J’attends toujours la réponse.

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