Opinion : Attentats de Bruxelles

Point culminant de l’inconscience humaine

Un regard sur le foyer historique du djihadisme met en relief ses fondements politiques : le découpage de l’Orient ottoman par les deux diplomates français et britannique Picot et Sykes sans le moindre égard pour les populations concernées et aux conséquences catastrophiques dès lors qu’il a servi de modèle aux traités de paix de la Première Guerre mondiale.

Ce jeu de cartographie fut poursuivi par les Français et les Britanniques avec la création au Moyen-Orient d’États sans histoire et sans nation, hormis l’Égypte et l’Iran qui leur préexistaient.

Il y a aussi l’héritage de la colonisation et de la décolonisation, dont la dure et cruelle guerre d’Algérie qui s’en ressent encore plus de 50 ans plus tard, ou du moins qui s’en sert comme alibi.

Il y a enfin la création de l’État d’Israël sans son pendant palestinien, qui a inspiré à elle seule des décennies de terrorisme.

À cela s’ajoute une mouvance islamique issue de la fissure entre sunnites et chiites, politiquement instrumentalisée à partir de la révolution populiste iranienne de Khomeiny face à l’élitisme wahhabite des Saoudiens.

Il y a également eu le conflit entre les dictatures nationalistes des États « non-nations » et le panislamisme des pauvres et déshérités, animé par le mouvement initialement socioreligieux des Frères musulmans, rapidement débordés par une frange djihadiste virulente.

Depuis le 11 septembre 2001, on assiste à l’impact sourd d’un lent effondrement de la pax americana et de l’ordre international, accompagné d’une politique américaine profondément délétère, notamment celle de George Bush fils qui, si la stupidité est un crime, pourrait passer à la postérité comme tel. L’invasion de l’Irak en 2003 a consacré l’anti-occidentalisme et l’anti-américanisme que bien des interventions américaines depuis 1945 avaient attisés au fil des ans.

FRAGILE UNION EUROPÉENNE

Par ailleurs, la crise financière de 2008 a mis en exergue tant les inégalités croissantes que la rapacité des nantis, mais elle a aussi miné une Union européenne incapable de se doter d’une politique fiscale et monétaire commune. Outre le désespoir des pauvres, chômeurs et déshérités, cette crise, « fille » de la Grande Dépression de 1929, a été une source d’instabilité en Occident, remettant en cause le modèle de croissance économique et affaiblissant la solidarité sociale. Elle a aussi permis la mobilisation des djihadistes.

On en vient à se demander si l’Union européenne depuis 2008, avec les crises grecque, ukrainienne, syrienne, la menace de « Brexit » et la montée de l’illibéralisme, ne risque pas de se transformer en un château de cartes. Les institutions, en dépit de grands appels à une meilleure coordination entre les pays, perdent de leur solidité et d’intensité alors même qu’il en faudrait davantage pour contrer le terrorisme.

On décrit le groupe État islamique (EI) comme une menace existentielle, mais on ne met pas les moyens décisifs pour le contrer alors même que ses pertes en Syrie et en Irak le poussent à s’étendre en Libye et à mener des actions ponctuelles en Europe.

À court terme, l’horreur des attaques à Bruxelles, Paris, Istanbul, Beyrouth, Ouagadougou et ailleurs devrait raffermir le combat contre l'EI, car ce mouvement ne sera jamais un interlocuteur.

Mais il faut comprendre que l’idéologie djihadiste ne s’estompera pas avec la défaite territoriale de l'EI.

L’islam souffre profondément de ces extrémismes et sa réforme éventuelle, indispensable et incontournable, sera aussi déchirante que celle de la chrétienté de la Réforme. L'EI, tristement, représente la première véritable manifestation – horrifiante – de ce déchirement idéologique. Il faut espérer que les grands leaders religieux de l’islam convoquent un jour leur propre concile.

EXAMEN DE CONSCIENCE

Mais les sociétés européennes doivent également entreprendre un examen de conscience. N’est-il pas étonnant qu’à l’ère des communications instantanées et de la mondialisation humaine autant que technologique, le multiculturalisme ait été dénoncé par des dirigeants tels que Cameron et Merkel ?

Le projet social européen est basé sur une doctrine de rejet – la politique d’assimilation va à l’encontre d’une politique d’intégration et de pluralisme, dès lors qu’elle dit : « Je vous accepte si vous renoncez à qui vous êtes. » D’où l’ostracisme dont la Belgique, pays très stratifié socialement et très divisé, qui a accepté un grand nombre d’immigrants, fait preuve très souvent envers sa minorité arabe, maghrébine. Le terreau fertile de Molenbeek attire au djihadisme les enfants belges d’immigrants.

Le phénomène Trump nous invite à un examen en profondeur de nos sociétés, de leur devenir social et du sens des formes agressives de nationalisme que l’Europe a connues entre les deux guerres mondiales conduisant au fascisme.

Si Trump en est la première manifestation grotesque, Marine Le Pen est une version intelligente, dangereuse et féminine. Celle-ci est parvenue à mettre son père au rencart et ainsi atténuer les excès initiaux du Front national sans en renier le fondement.

Elle a su rallier à sa cause un échantillon plus représentatif de la société française à la fois au moment où l’économie française est frappée de sclérose et où la crise des « migrants » réveille les atavismes racistes. Enfin, Marine Le Pen incarne la contradiction d’une femme à la tête d’un mouvement politique qui est loin d’être connu pour une vision égalitaire des deux sexes.

Ces phénomènes de dérive populiste vont rendre difficile tout effort de déradicalisation qui n’en demeure pas moins une étape essentielle sur le terrain. De toute évidence, elle n’aura d’effet qu’au cas par cas tant que la démarche de nos sociétés n’aura pas évolué. Et pourtant, la Syrie nous oblige à nous y atteler d’urgence. Le Canada doit et peut apporter sa contribution.

* L’auteur est enseignant à l’Université d’Ottawa et Fellow de l’Institut canadien des affaires mondiales.

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