OPINION

GILETS JAUNES Une dynamique française vieille de 400 ans

Le déterminisme en politique n’est évidemment pas absolu, mais il est quand même troublant que l’histoire de la France ait été ponctuée tous les trois quarts de siècle depuis plus de 400 ans par des crises de plus en plus importantes qui touchaient au cœur de l’identité française, la dernière remontant à l’effondrement de 1940 devant les nazis.

Si cette dynamique, que j’ai essayé de faire ressortir dans Le défi français il y a 10 ans, est toujours valable, la crise enclenchée par le mouvement des gilets jaunes 80 ans après 1940 ne fait que commencer, comportant une inquiétante dimension insurrectionnelle sans commune mesure avec Mai 68.

Une société cassante et cassable

On pourrait décrire ainsi la dynamique française : une période de routine conservatrice s’étend sur plusieurs décennies où s’épanouit, pour un certain nombre de citoyens, un confortable art de vivre axé sur une conception spécifiquement française de l’ordre, de l’harmonie et de l’équilibre entre épanouissement collectif et individuel.

Puis survient la crise – intense, violente. Elle est génératrice d’une rupture avec la situation antérieure, dont il découle une perte de l’énergie collective enracinée dans le passé. La répétition du processus est l’une des choses qui expliquent la tendance globale au déclin de la France sur le plan historique. Après que l’on eut frôlé l’abîme, le tout s’est toujours terminé jusqu’à présent par un rebond aussi spectaculaire qu’inattendu, prélude au rétablissement de l’équilibre et à une nouvelle routine étendant l’art de vivre à la française à davantage de citoyens.

Cette dynamique est marquée par un grand besoin de rationalité sur le plan formel, de même que par la difficulté à assumer l’ambiguïté et l’incertitude propres aux transitions graduelles.

Dans une société où les normes et le pouvoir – très centralisés – sont difficiles à modifier, cette dynamique est à la fois cassante et cassable dans le changement. Sa force réside dans le pouvoir exceptionnel de mobilisation sur le plan collectif et individuel d’un idéal élevé qui a traversé les âges, cet élan spécifiquement français dont les éléments politiques, esthétiques et moraux sont à la base des grands rétablissements dont on a parlé.

À la fin du Moyen-Âge, cela s’incarne dans la lutte d’une petite paysanne française, Jeanne d’Arc, qui réussit « à bouter les Anglais hors de France ». À l’ère moderne, c’est l’incroyable combat solitaire et inspiré du général de Gaulle, qui sauve l’honneur et restaure le statut mondial du pays.

Vers un septième drame ?

On peut déceler des traces de cette dynamique dès le XVIe siècle avec les guerres de religion (1560-1598), puis au siècle suivant la Fronde (1648-1652) : ces deux périodes de troubles seront suivies de spectaculaires rétablissements avec le cardinal de Richelieu pour la première, et le jeune Roi-Soleil pour la seconde.

Soixante ans plus tard, la fin du règne de Louis XIV (1709-1714) sera marquée par une crise terrible – famine, défaite militaire, invasion du territoire – qui ébranlera le pays dans ses assises les plus profondes, tout en n’empêchant pas l’épanouissement ultérieur du siècle des Lumières. Soixante-dix ans plus tard, alors que la brutale rupture de la Révolution française est suivie de l’épopée napoléonienne et de la fécondation politique de l’Europe (1789-1815), la dynamique française devient claire.

Quatre-vingt ans plus tard – la durée des intervalles entre les crises devient importante –, la Débâcle, en 1870, du Second Empire napoléonien face à la Prusse et la guerre civile subséquente ouvrent la voie à la IIIe République qui se consolide, alors que le deuxième empire colonial français prend son envol et que se poursuit la domination culturelle de l’Europe.

Enfin, 70 ans plus tard, l’affaissement de juin 1940 devant l’Allemagne nazie marque un nouveau reflux politique, culturel et linguistique, cette situation se rétablissant sur le plan politique en 1958 avec la Ve République gaullienne.

Il faut se demander si la crise des gilets jaunes n’est pas le début d’un septième effondrement cyclique de la France sur le plan historique. 

Cette crise découle au moins en partie de la rigidité d’une société empêtrée dans son modèle et ses normes, incapable de s’adapter au nouveau contexte mondial.

Après avoir évité le pire, l’histoire française a toujours été marquée jusqu’à présent par des rebonds aussi spectaculaires que pleins d’énergie, dont de Gaulle a été la dernière illustration. Mais encore faut-il que la gravité de la crise n’ait pas tué le malade avant...

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