magazine The Walrus 

« Je m’excuse »

Voici un extrait d'un texte du rédacteur en chef de la revue The Walrus, paru dans le numéro de janvier-février. Jonathan Kay y réfléchit sur sa jeunesse dans un Montréal anglo coupé de la réalité francophone.

Quand les gens m’entendent parler français, ils croient souvent que j’ai appris cette langue dans une école secondaire de Toronto. Lorsque c’est possible, je les laisse avec leur illusion. La vérité, c’est que j’ai vécu mon premier quart de siècle au Québec, sans toutefois devenir le moindrement bilingue. Et je ne suis pas le seul dans mon cas, même si mon français est pire que celui de certains de mes amis d’enfance. Montréal, dans mes jeunes années, était une ville où les anglophones pouvaient vivre dans une bulle. Regroupés dans l’ouest de l’île, nos quartiers étaient pour la plupart isolés de la population francophone majoritaire de la province. Je fais partie de la dernière génération d’Anglos du Québec à considérer pouvoir très bien vivre dans cette province sans parler couramment le français.

Les seules fois où j’ai été en contact de façon régulière avec des francophones, c’est lors des fins de semaine passées dans notre chalet du petit village laurentien d’Ivry-sur-le-Lac – un lieu où les vacanciers de week-end comme nous dépendaient des francophones du coin pour le déneigement de l’entrée et la réparation du moteur hors-bord. Après une grosse tempête ou une intense vague de froid, il y avait toujours quelque chose qui avait lâché au chalet : la fosse septique qui ne fonctionnait plus, un tuyau qui avait gelé, un circuit qui avait grillé. Si c’était facile à régler, mon père le faisait lui-même. Mais quand ça devenait plus compliqué, il appelait Albert, un entrepreneur du coin qui savait tout réparer.

Pour parler avec Albert, mon père utilisait un mélange respectueux, mais maladroit, fait d’un anglais simple et d’un français à l’accent prononcé. Albert répondait de la même manière, avec les langues inversées, et les deux pouvaient se promener ainsi d’une langue à l’autre pendant un bout de temps, jusqu’à ce que l’homme à tout faire sorte ses outils et se mette au travail. Et c’est comme ça que, grâce à Albert, notre maison et plusieurs autres « maisons de campagne » (comme on les appelait dans le coin) pouvaient résister aux intempéries.

À l’école privée anglaise pour garçons que je fréquentais à Montréal, il était plus difficile sur le plan social d’être francophone que juif, ou peut-être même que de faire partie d’une minorité visible.

Albert vivait près de nous, mais pas parmi nous. Nous, les vacanciers, nous décorions notre pelouse avec des pneus remplis de terre et de bégonias en fleurs, des hamacs suspendus entre des pins dont on avait coupé les branches du bas, des terrains de wiffle-ball, des jardins d’amateurs qu’on abandonnait avec joie aux lièvres, des chaloupes sur la plage et des canots avec de drôles de noms inscrits sur le côté. Mais il n’y avait rien de ça chez Albert, dont la maison n’était pas sur la rive du lac. Son terrain était couvert de scies à ruban, de brouettes, de tas de gravier et de sable.

Quand mon père me conduisait chez des amis du coin – les Steinberg, les Lewites, les Perlman, les Robinson, les Ptack, les Miller, les Decklebaum – pour jouer au tennis, il arrivait qu’en passant devant la maison d’Albert, mon regard croise celui de ses enfants ou d’autres jeunes de sa famille, dont certains à peine plus vieux que moi, qui alimentaient la déchiqueteuse à branches ou aidaient leur père à décharger une camionnette. C’était cela, nos deux solitudes : les Anglos d’un bord et les Francos, de l’autre. Et jusqu’à tout récemment, je ne m’étais jamais demandé pourquoi c’était ainsi.

Cette année, André Pratte et moi avons publié le livre Bâtisseurs d’Amérique – des Canadiens français qui ont fait l’histoire. Ce recueil d’essais de Canadiens francophones et anglophones comprend un beau portrait littéraire de Jack Kerouac écrit par Deni Béchard dans lequel il explique que le roman Sur la route – et le courant littéraire de la génération beat qu’il a inspiré – prend ses racines dans la période qui va de 1840 à 1930 pendant laquelle des milliers de Canadiens français ont émigré en Nouvelle-Angleterre. Dans le même livre, Margaret Atwood nous fait voir que de nombreuses réalisations du féminisme moderne tirent leur origine dans le travail de pionnière de l’écrivaine Gabrielle Roy. Philip Marchand nous transporte dans le monde de Pierre Gaultier de Varennes, sieur de La Vérendrye – un explorateur Canadien français qui a ouvert la voie vers des contrées sauvages en concluant des alliances respectueuses avec les nations autochtones. Pendant que les colons de la Nouvelle-Angleterre menaient une guerre d’extermination contre les peuples indigènes des alentours, La Vérendrye faisait du commerce, négociait, apprenait, enseignait ; il établissait un modèle rudimentaire de relations de nation à nation que les groupes d’aujourd’hui aimeraient retrouver dans leurs négociations avec le gouvernement fédéral. Dans un texte particulièrement émouvant, Jeremy Kinsman affirme que c’est le francophone Georges Vanier – et non Vincent Massey, cet anglophone fortuné qui était son ennemi juré – qui a lutté pour que le Canada ouvre la porte aux réfugiés juifs après la Seconde Guerre mondiale et qui a forgé dans le creuset des souffrances de la guerre des principes humanistes qui ont été les précurseurs du multiculturalisme canadien moderne.

Le fait de m’être plongé dans la vie de ces femmes et de ces hommes remarquables m’a permis de comprendre à quel point la société canadienne est le produit de la civilisation française, et ce, pas seulement pour les terres qui se situent entre l’Ontario et le Labrador. Mais cela m’a aussi fait regretter l’attitude que j’avais dans ma jeunesse. Si j’avais été moins fermé durant mes années au Québec, je n’aurais pas découvert ce fier héritage français seulement aujourd’hui, à un âge mûr, dans le cadre de mon travail d’éditeur. Il aurait fait partie de mon identité québécoise vécue. Et depuis que le livre est publié, j’ai eu l’occasion de me demander pourquoi cela n’avait pas été le cas.

***

Dans les années 1980, être un Anglo au Québec, c’était faire partie d’une contre-culture composée de multiples imbrications. J’étais un Juif au sein de la communauté anglophone, un anglophone au Québec, un Québécois dans un Canada anglophone et un Canadien sur un continent dominé par la culture américaine. Ce statut nous inculquait une suspicion innée pour tout ce qui faisait partie du courant dominant, y compris les groupes de rock d’aréna qu’on pouvait voir à MuchMusic. J’avais une plus grande affinité culturelle avec Claude Rajotte qu’avec Erica Ehm ou Steve Anthony, que ce soit à MusiquePlus, en français, ou en anglais sur les ondes de CHOM–FM. Malgré mon sectarisme pour ce qui est de la langue, j’achetais des albums en français chez Dutchy’s (eh oui, ça incluait Mitsou).

Il m’arrivait de regarder des émissions sportives en français. La vision culturelle des commentateurs me paraissait souvent plus près de la mienne que le folklore canadien plein de clichés de Howie Meeker et de Don Cherry. Lors de mes voyages scolaires à Québec ou à Ottawa, j’avais fini par comprendre – jusqu’à un certain point, du moins – que la difficile cohabitation entre le français et l’anglais était essentielle à la création de l’identité canadienne. Debout sur les plaines d’Abraham, on se rend compte que l’histoire paraît plus tangible à Québec qu’elle ne l’est dans beaucoup d’endroits au Canada : la valse faite de montée et de déclin entre les pouvoirs anglais et français n’existe pas au-delà des frontières de la province. « Je me souviens » a plusieurs significations, même pour un anglophone. Cet héritage est une des raisons pour lesquelles je me suis autant intéressé à l’histoire militaire à l’adolescence et qui m’ont incité à passer deux étés à pratiquer mon français québécois en Normandie, pendant que je suivais la trace des armées alliées lors de leur débarquement sur les plages normandes en 1944.

Encore aujourd’hui, alors que je vis à Toronto depuis près de 20 ans, je ne peux me défaire du Québécois en moi. Que ce soit sur le plan professionnel ou social, je me rends compte que je tisse plus facilement des liens avec d’autres membres de la diaspora québécoise, et que ces liens sont plus forts. Nos contre-cultures aux multiples imbrications semblent nous offrir une vision unique de la vie – un mélange de conscience de soi, de tendance à former un clan, de multilinguisme et de posture cosmopolite – qui fait en sorte que nous nous retrouvons souvent entre nous dans la cuisine, lors de fêtes données à Toronto ou à Vancouver. Nos blagues et nos questions sont en anglais, mais la trame de fond a des sous-titres français.

Ce texte a été publié dans le numéro de janvier/février, sous le titre « Guilty Memories from an Anglo Montreal Childhood ».

Revue : The Walrus 

« Je m’excuse »

Voici un extrait d'un texte du rédacteur en chef de la revue The Walrus, paru dans le numéro de janvier-février. Jonathan Kay y réfléchit sur sa jeunesse dans un Montréal anglo coupé de la réalité francophone.

Quand les gens m’entendent parler français, ils croient souvent que j’ai appris cette langue dans une école secondaire de Toronto.

Lorsque c’est possible, je les laisse avec leur illusion. La vérité, c’est que j’ai vécu mon premier quart de siècle au Québec, sans toutefois devenir le moindrement bilingue. Et je ne suis pas le seul dans mon cas, même si mon français est pire que celui de certains de mes amis d’enfance. Montréal, dans mes jeunes années, était une ville où les anglophones pouvaient vivre dans une bulle. Regroupés dans l’ouest de l’île, nos quartiers étaient pour la plupart isolés de la population francophone majoritaire de la province. Je fais partie de la dernière génération d’Anglos du Québec à considérer pouvoir très bien vivre dans cette province sans parler couramment le français.

Les seules fois où j’ai été en contact de façon régulière avec des francophones, c’est lors des fins de semaine passées dans notre chalet du petit village laurentien d’Ivry-sur-le-Lac – un lieu où les vacanciers de week-end comme nous dépendaient des francophones du coin pour le déneigement de l’entrée et la réparation du moteur hors-bord. Après une grosse tempête ou une intense vague de froid, il y avait toujours quelque chose qui avait lâché au chalet : la fosse septique qui ne fonctionnait plus, un tuyau qui avait gelé, un circuit qui avait grillé. Si c’était facile à régler, mon père le faisait lui-même. Mais quand ça devenait plus compliqué, il appelait Albert, un entrepreneur du coin qui savait tout réparer.

Pour parler avec Albert, mon père utilisait un mélange respectueux, mais maladroit, fait d’un anglais simple et d’un français à l’accent prononcé. Albert répondait de la même manière, avec les langues inversées, et les deux pouvaient se promener ainsi d’une langue à l’autre pendant un bout de temps, jusqu’à ce que l’homme à tout faire sorte ses outils et se mette au travail. Et c’est comme ça que, grâce à Albert, notre maison et plusieurs autres « maisons de campagne » (comme on les appelait dans le coin) pouvaient résister aux intempéries.

À l’école privée anglaise pour garçons que je fréquentais à Montréal, il était plus difficile sur le plan social d’être francophone que juif, ou peut-être même que de faire partie d’une minorité visible.

Albert vivait près de nous, mais pas parmi nous. Nous, les vacanciers, nous décorions notre pelouse avec des pneus remplis de terre et de bégonias en fleurs, des hamacs suspendus entre des pins dont on avait coupé les branches du bas, des terrains de wiffle-ball, des jardins d’amateurs qu’on abandonnait avec joie aux lièvres, des chaloupes sur la plage et des canots avec de drôles de noms inscrits sur le côté. Mais il n’y avait rien de ça chez Albert, dont la maison n’était pas sur la rive du lac. Son terrain était couvert de scies à ruban, de brouettes, de tas de gravier et de sable.

Quand mon père me conduisait chez des amis du coin – les Steinberg, les Lewites, les Perlman, les Robinson, les Ptack, les Miller, les Decklebaum – pour jouer au tennis, il arrivait qu’en passant devant la maison d’Albert, mon regard croise celui de ses enfants ou d’autres jeunes de sa famille, dont certains à peine plus vieux que moi, qui alimentaient la déchiqueteuse à branches ou aidaient leur père à décharger une camionnette. C’était cela, nos deux solitudes : les Anglos d’un bord et les Francos, de l’autre. Et jusqu’à tout récemment, je ne m’étais jamais demandé pourquoi c’était ainsi.

Cette année, André Pratte et moi avons publié le livre Bâtisseurs d’Amérique – des Canadiens français qui ont fait l’histoire. Ce recueil d’essais de Canadiens francophones et anglophones comprend un beau portrait littéraire de Jack Kerouac écrit par Deni Béchard dans lequel il explique que le roman Sur la route – et le courant littéraire de la génération beat qu’il a inspiré – prend ses racines dans la période qui va de 1840 à 1930 pendant laquelle des milliers de Canadiens français ont émigré en Nouvelle-Angleterre. Dans le même livre, Margaret Atwood nous fait voir que de nombreuses réalisations du féminisme moderne tirent leur origine dans le travail de pionnière de l’écrivaine Gabrielle Roy. Philip Marchand nous transporte dans le monde de Pierre Gaultier de Varennes, sieur de La Vérendrye – un explorateur Canadien français qui a ouvert la voie vers des contrées sauvages en concluant des alliances respectueuses avec les nations autochtones.

Pendant que les colons de la Nouvelle-Angleterre menaient une guerre d’extermination contre les peuples indigènes des alentours, La Vérendrye faisait du commerce, négociait, apprenait, enseignait ; il établissait un modèle rudimentaire de relations de nation à nation que les groupes d’aujourd’hui aimeraient retrouver dans leurs négociations avec le gouvernement fédéral. Dans un texte particulièrement émouvant, Jeremy Kinsman affirme que c’est le francophone Georges Vanier – et non Vincent Massey, cet anglophone fortuné qui était son ennemi juré – qui a lutté pour que le Canada ouvre la porte aux réfugiés juifs après la Seconde Guerre mondiale et qui a forgé dans le creuset des souffrances de la guerre des principes humanistes qui ont été les précurseurs du multiculturalisme canadien moderne.

Le fait de m’être plongé dans la vie de ces femmes et de ces hommes remarquables m’a permis de comprendre à quel point la société canadienne est le produit de la civilisation française, et ce, pas seulement pour les terres qui se situent entre l’Ontario et le Labrador. Mais cela m’a aussi fait regretter l’attitude que j’avais dans ma jeunesse. Si j’avais été moins fermé durant mes années au Québec, je n’aurais pas découvert ce fier héritage français seulement aujourd’hui, à un âge mûr, dans le cadre de mon travail d’éditeur. Il aurait fait partie de mon identité québécoise vécue. Et depuis que le livre est publié, j’ai eu l’occasion de me demander pourquoi cela n’avait pas été le cas.

***

Dans les années 1980, être un Anglo au Québec, c’était faire partie d’une contre-culture composée de multiples imbrications. J’étais un Juif au sein de la communauté anglophone, un anglophone au Québec, un Québécois dans un Canada anglophone et un Canadien sur un continent dominé par la culture américaine. Ce statut nous inculquait une suspicion innée pour tout ce qui faisait partie du courant dominant, y compris les groupes de rock d’aréna qu’on pouvait voir à MuchMusic. J’avais une plus grande affinité culturelle avec Claude Rajotte qu’avec Erica Ehm ou Steve Anthony, que ce soit à MusiquePlus, en français, ou en anglais sur les ondes de CHOM–FM. Malgré mon sectarisme pour ce qui est de la langue, j’achetais des albums en français chez Dutchy’s (eh oui, ça incluait Mitsou).

Il m’arrivait de regarder des émissions sportives en français. La vision culturelle des commentateurs me paraissait souvent plus près de la mienne que le folklore canadien plein de clichés de Howie Meeker et de Don Cherry. Lors de mes voyages scolaires à Québec ou à Ottawa, j’avais fini par comprendre – jusqu’à un certain point, du moins – que la difficile cohabitation entre le français et l’anglais était essentielle à la création de l’identité canadienne. Debout sur les plaines d’Abraham, on se rend compte que l’histoire paraît plus tangible à Québec qu’elle ne l’est dans beaucoup d’endroits au Canada : la valse faite de montée et de déclin entre les pouvoirs anglais et français n’existe pas au-delà des frontières de la province. « Je me souviens » a plusieurs significations, même pour un anglophone. Cet héritage est une des raisons pour lesquelles je me suis autant intéressé à l’histoire militaire à l’adolescence et qui m’ont incité à passer deux étés à pratiquer mon français québécois en Normandie, pendant que je suivais la trace des armées alliées lors de leur débarquement sur les plages normandes en 1944.

Encore aujourd’hui, alors que je vis à Toronto depuis près de 20 ans, je ne peux me défaire du Québécois en moi. Que ce soit sur le plan professionnel ou social, je me rends compte que je tisse plus facilement des liens avec d’autres membres de la diaspora québécoise, et que ces liens sont plus forts. Nos contre-cultures aux multiples imbrications semblent nous offrir une vision unique de la vie – un mélange de conscience de soi, de tendance à former un clan, de multilinguisme et de posture cosmopolite – qui fait en sorte que nous nous retrouvons souvent entre nous dans la cuisine, lors de fêtes données à Toronto ou à Vancouver. Nos blagues et nos questions sont en anglais, mais la trame de fond a des sous-titres français.

Ce texte a été publié dans le numéro de janvier-février 2017 de The Walrus sous le titre Guilty Memories from an Anglo Montreal Childhood.

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