Criminalité sur l’internet

Aux commandes du « plus gros marché criminel de l'internet »

La surprise a été totale. Alexandre Cazes travaillait sur son ordinateur portable, avec tous ses comptes ouverts et ses mots de passe déjà entrés, lorsque la Police royale de Thaïlande a fait irruption chez lui, à Bangkok, le 5 juillet.

Des agents fédéraux américains du FBI et de la Drug Enforcement Administration (DEA) accompagnaient les policiers thaïlandais. Ils se sont jetés sur l’ordinateur et ont saisi la preuve ultime de leur longue enquête : l’informaticien québécois de 25 ans était branché en tant qu’administrateur sur AlphaBay, le plus important site de vente d’armes, drogues, virus informatiques et documents frauduleux.

Toutes ses informations personnelles et financières, les mots de passe du site, les coordonnées des serveurs et autres secrets étaient là, à portée de la main, non protégés, pour la première fois.

Pour préparer le terrain à cette perquisition, les enquêteurs avaient délibérément provoqué une panne sur un serveur d’AlphaBay, forçant ainsi l’administrateur à se brancher et à intervenir pour redémarrer le système. Pris la main dans le sac, le Québécois a été immédiatement placé en détention dans l’attente de son extradition vers les États-Unis. Tout de suite après, la GRC a mené des perquisitions chez sa mère à Trois-Rivières et dans un entrepôt à proximité, pour étoffer la preuve.

Ses parents ont été interrogés, mais ils ignoraient visiblement tout d’AlphaBay.

« Cazes avait le contrôle ultime »

Hier, le procureur général des États-Unis, Jeff Sessions en personne, a donné une conférence de presse à Washington avec le patron du FBI pour faire le bilan de l’enquête sur « le plus gros marché criminel de l’internet, AlphaBay ». Des documents judiciaires rendus accessibles hier et consultés par La Presse lèvent le voile sur la traque, qui a mobilisé des ressources gigantesques. M. Sessions a souligné que le président Trump avait demandé que la justice s’attaque au marché de la drogue en ligne.

« Ceci est probablement une des plus importantes enquêtes criminelles de l’année – fermer l’un des plus gros marchés de l’histoire sur le dark web. »

— Jeff Sessions, procureur général des États-Unis

Le dark web est un ensemble de sites accessibles uniquement avec des navigateurs spéciaux conçus pour protéger l’anonymat des visiteurs et des administrateurs. Lancé sur le dark web en 2014, AlphaBay s’était imposé comme le meilleur endroit pour vendre et acheter des produits illégaux, constituant une sorte d’Amazon ou d’eBay du crime.

« Cazes, en tant que fondateur, a supervisé les opérations d’AlphaBay depuis sa création et a contrôlé les profits massifs générés par l’exploitation de l’entreprise, recueillant des dizaines de milliers de dollars en commissions », indique un résumé d’enquête déposé au tribunal en Californie.

Les autorités américaines affirment que la vente d’opioïdes comme le fentanyl sur le site a aggravé l’épidémie de surdoses qui frappe aujourd’hui les États-Unis. Une jeune victime de 13 ans serait morte en Floride après avoir consommé une drogue achetée sur AlphaBay.

« Cazes avait le contrôle ultime de l’organisation AlphaBay, dont les membres. Il avait le pouvoir final pour fermer les comptes des modérateurs, vendeurs et acheteurs sur le site et le forum. Cazes avait aussi le pouvoir final pour trancher les différends », précisent les documents judiciaires.

Une vieille adresse Hotmail

Les enquêteurs américains cherchaient depuis longtemps à déterminer l’identité du mystérieux Alpha02, le surnom utilisé par le fondateur du site dans toutes ses communications avec le monde extérieur.

Un jour, ils ont découvert qu’au cours des premiers mois d’existence d’AlphaBay, les utilisateurs qui oubliaient leur mot de passe et demandaient aux administrateurs du site de le récupérer recevaient un courriel redirigé par l’adresse « Pimp_Alex_91@hotmail.com ».

Ils n’ont eu aucun mal à découvrir que cette adresse appartenait à Alexandre Cazes, originaire de Trois-Rivières, né en 1991. Ce dernier était consultant en informatique. En cherchant un peu, ils ont constaté qu’un certain Alexandre Cazes avait aussi publié un message en français sur le site francophone www.commentçamarche.com en signant son vrai nom ainsi que l’avatar Alpha02 et en laissant l’adresse Pimp_Alex_91@hotmail.com.

Il devenait de plus en plus clair qu’Alpha02 était Alexandre Cazes.

AlphaBay en chiffres

200 000 usagers

40 000 vendeurs

250 000 annonces pour des stupéfiants

100 000 annonces pour des articles de fraude bancaire

Les policiers ont ensuite constaté que Cazes avait déménagé en Thaïlande et possédait des actifs de plusieurs millions sans provenance légale connue.

Décrit par une amie sur Facebook comme une personne à l’intelligence supérieure, Cazes possédait officiellement une entreprise légale de réparation d’ordinateurs et de vente de logiciels, EBX Technologies. L’entreprise était enregistrée à la maison de sa mère, chauffeuse d’autobus, à Trois-Rivières. La société semblait peu active, mais un peu partout dans le monde, divers comptes bancaires y étaient associés. La société était « un paravent utilisé pour justifier son activité bancaire », affirment les autorités.

Mort tragique

Alexandre Cazes, dont la conjointe thaïlandaise était enceinte, devait être bientôt emmené aux États-Unis pour faire face à une kyrielle d’accusations liées au trafic de drogue, à la fraude et au blanchiment d’argent.

Mais son procès n’aura jamais lieu. La semaine dernière, il a été trouvé mort dans la douche de sa prison thaïlandaise. La police locale affirme qu’il s’est suicidé avec une serviette de bain. Son père a mis publiquement en doute la thèse du suicide sur les ondes de la station de radio mauricienne 106,9. Il a dit craindre un assassinat et attend maintenant les résultats de l’autopsie.

La mère du défunt s’est rendue en Thaïlande, où une cérémonie funéraire a été organisée avec la famille de sa conjointe. Les restes du disparu doivent ensuite être rapatriés au Québec pour des funérailles dans sa région natale.

Après son arrestation, sa mère avait publié un message sur Facebook à son attention. Malgré tout ce qu’on disait déjà de lui, elle n’allait pas le laisser tomber. Il était son fils unique.

« Tu as le droit d’échouer. Tu as le droit de faire des erreurs. Tu as le droit de ne pas être parfait. Et je t’aime », disait le message.

Sa fortune saisie par la justice

23 millions

Malgré la mort d’Alexandre Cazes, les autorités américaines ont entrepris hier des démarches pour saisir tous les actifs détenus par sa conjointe et lui. Sa fortune, évaluée à 23 millions, selon ses propres documents financiers, comprend des sommes conservées dans des comptes au Canada, en Thaïlande, en Suisse et au Liechtenstein.

Sa fortune saisie par la justice

Propriétés étrangères

En plus de quatre propriétés qu’il détenait en Thaïlande (à Bangkok et Phuket), la justice veut saisir une résidence à Chypre et un logement à Antigua-et-Barbuda. Les enquêteurs croient que Cazes avait investi dans ces pays pour en acquérir la nationalité.

Sa fortune saisie par la justice

Véhicules de luxe

Les policiers ont déjà saisi en Thaïlande les véhicules de Cazes, soit une Lamborghini Aventador, une Porsche Panamera S, une Mini Cooper et une motocyclette BMW. Ils veulent les confisquer définitivement, car ils auraient vraisemblablement été achetés avec l’argent du crime.

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