Chronique

10 coups de cœur de 2016

L’année où les Spotify et les Netflix de ce monde ont consolidé leurs assises et multiplié leurs abonnés chez nous a fait germer en moi un parti pris : celui des créateurs d’ici. Non pas que ces deux services en ligne, qui révolutionnent notre façon de consommer de la musique et de la fiction, ne m’ont pas divertie ni enchantée. Tout le contraire. J’ai découvert grâce à ces services des perles qui m’ont procuré des coups de cœur. Mais comment ignorer que leur consommation se fait de plus en plus au détriment des productions d’ici et menace possiblement la survie de nos créateurs ? Aussi ai-je décidé d’emblée d’éliminer mes coups de cœur « étrangers » à la faveur des créations d’ici. Et croyez-moi, j’ai eu l’embarras du choix.

Quant aux œuvres retenues, sachez que je les aime toutes également, peu importe l’ordre du classement.

887 de Robert Lepage

Une adresse modeste : 887, avenue Murray, à Québec. Un poème incandescent : Speak White de Michèle Lalonde. Et, entre ces deux pôles, un Robert Lepage intimiste, mélancolique, qui, par le subterfuge d’une maison de poupée magnifiée, revisite son enfance et replonge dans le Québec des années 70, celui de son père chauffeur de taxi humilié, mais aussi celui du FLQ et des turbulences sociales de l’époque. Jamais nous n’avons vu l’homme de théâtre réussir un alliage aussi beau et touchant entre le personnel, le politique et l’historique.

Le clan

Cette série écrite par Joanne Arseneau et réalisée par Jim Donovan est sans doute la plus sous-estimée de la télé publique à cause d’une diffusion irrégulière dans des cases horaires peu invitantes. Pourtant, Le clan, une coproduction entre le Québec et le Nouveau-Brunswick, est un thriller psychologique haletant et intoxicant. Au cœur du récit, un criminel repenti qui a refait sa vie sous une nouvelle identité dans un centre équestre où il coule des jours paisibles avec sa famille. Sa quiétude volera en éclats lorsque ses frères et son père, condamnés à sa place, sortent de prison et partent à sa recherche. Sébastien Ricard y est magistral en homme traqué, aux prises avec des tensions intérieures insupportables qui l’enfoncent dans la peur et le mensonge. Karine Lagueux nous démontre qu’elle est bien meilleure que ses pubs de fromage ne le laissent voir, et Louis-Philippe Dandenault est une révélation dans le rôle du frère brutal, rongé par le ressentiment.

King Dave

On a beaucoup parlé du tour de force technique et de l’exploit que constitue le plan-séquence de 1 h 40 min sur lequel est construit King Dave. En revanche, on a parfois oublié de saluer la puissance et la force de frappe de cette descente aux enfers d’un douchebag ordinaire, petit combinard minable qui se raconte des histoires et qui en raconte aux autres – et qui sera l’artisan inconscient de sa terrible défaite. L’énergie diabolique d’Alexandre Goyette dans le rôle d’un personnage qu’il a créé est extraordinaire. Quant à la mise en scène de Podz, elle est époustouflante de précision, de rythme et de mouvement.

The Trials of Patricia Isasa

Un opéra moderne sur l’architecte et militante Patricia Isasa, arrêtée sans raison à 16 ans, emprisonnée et torturée par la junte militaire d’Argentine. Trente ans après sa libération, la militante a intenté un procès contre six de ses tortionnaires, et l’a gagné. C’est le sujet de cet opéra politique, monté avec peu de moyens mais avec toute l’ingéniosité et la créativité du monde, qui n’a été présenté que trois soirs à Montréal, au Monument-National. Ceux qui y étaient se souviendront de cette histoire aussi captivante que véridique, de ses musiques et chants envoûtants, de ses interprètes émouvants et de la magnifique scénographie de l’artiste montréalaise Dominique Blain. Un souhait : que cette production moderne et de grande qualité, signée Chants Libres, nous revienne en 2017.

Why You Wanna Leave, Runaway Queen ? de Lisa LeBlanc

Lisa LeBlanc nous a tous charmés d’emblée avec son premier album et sa chanson emblématique Aujourd’hui, ma vie c’est d’la marde. Elle nous est revenue cette année avec un deuxième album – en anglais cette fois – qui sonne comme une tonne de briques, qui déménage et qui envoie paître les bonnes manières en amour comme en amitié. Cajun, bluegrass, folk, rock et blues caracolent et se succèdent joyeusement dans la douzaine de tounes que nous offre cette incorrigible boute-en-train qui semble plus que jamais promise à un bel avenir chez nous et dans le vaste monde.

Mille batailles de Louise Lecavalier

Inspirée par le personnage du Chevalier inexistant imaginé par Italo Calvino, la lumineuse et incandescente Louise Lecavalier a créé une fois de plus un ballet physique, intense et engageant où elle livre mille batailles à son corps, à son cœur, à son âge et à son âme. La voir s’élancer et virevolter sur scène avec l’énergie folle qui l’habite, c’est voir l’espoir et la détermination en pleine action. Si Louise Lecavalier n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Impulsion de Conor Sampson et Lola Sheppard

Sans doute un peu inspirés par les balançoires musicales de Mouna Andraos et de Melissa Mongiat, du studio de design Daily tous les jours, les artistes Conor Sampson et Lola Sheppard ont imaginé des bascules sonores et lumineuses. Ils les ont installées, pour notre plus grand bonheur, place des Festivals dans le cadre de la 6e édition de Luminothérapie, un programme d’art et de lumières qui remonte le moral et nous sauve de la dépression hivernale. Ces bascules lumineuses magiques étaient à peine en fonction qu’elles étaient assaillies par des dizaines d’enfants, petits et grands. Non seulement étaient-elles belles à voir, mais elles étaient aussi fort jolies à entendre. Une grande réussite qui voyagera et fera le bonheur de Londres et de Lugano cette année.

J’aime Hydro de Christine Beaulieu

La difficulté de prendre la parole et de poser des questions gênantes quand on a choisi le métier de comédien : voilà le grand thème caché de cette pièce documentaire portée par Christine Beaulieu, une comédienne attachante, drôle et décapante, révélée par ce rôle. Pendant près de trois heures et sans frôler l’ennui une seule seconde, Christine Beaulieu nous entraîne dans une enquête à la fois sociale, écologique et personnelle sur Hydro-Québec. Malgré l’absence de décors et de moyens et la participation d’un seul autre comédien, Christine Beaulieu réussit non seulement à nous captiver, mais aussi à nous intéresser à la politique énergétique d’Hydro-Québec. Un tour de force qui connaîtra une suite en avril. J’ai hâte.

Femme ta gueule de Mariana Mazza

L’espace de deux heures sans entracte, j’ai oublié tous les humoristes que le Québec, terreau fertile et abondant producteur de petits comiques, a mis au monde. L’espace de deux heures, j’ai eu le sentiment qu’il n’y avait qu’une vraie humoriste au Québec et que c’était cette sacrée grande gueule à Mariana, un peu échevelée dans la vraie vie, mais tellement en contrôle sur scène, avec un aplomb remarquable, une maîtrise du timing phénoménale et un propos drôle, intelligent, mordant, cru, moderne, avec une profondeur qu’on ne voit pas souvent dans le monde superficiel de l’humour. L’espace de deux heures sans entracte, j’ai vu l’avenir de l’humour au Québec, et il s’appelle Mariana.

Aurores Montréal de Marc Séguin et du studio de design 4U2C

Il y a eu le magnifique recueil de nouvelles Les aurores montréales de Monique Proulx, paru en 1996. Il y a, depuis le 11 décembre et jusqu’au 2 janvier, les Aurores Montréal de l’artiste Marc Séguin, une projection d’images, de couleurs, de symboles et d’emblèmes sur la neige, le roc et les arbres, du flanc est du mont Royal. Un ravissement pour le regard et pour le cœur, et la preuve, une fois de plus, de la créativité montréalaise.

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