« Par chance, ça ne s’est pas éternisé », dit d’entrée de jeu Amanda Beaulieu, 21 ans. On entend encore son soulagement lorsqu’elle raconte le dénigrement dont elle a été victime sur Facebook à son entrée au secondaire.
Des années plus tard, elle garde encore des séquelles de cet épisode de cyberintimidation. La jeune femme demeure « insécure » sur les réseaux sociaux et se méfie de quiconque veut la prendre en photo avec l’idée de la mettre en ligne. Pour elle, c’est devenu un réflexe.
Tout a commencé à cause d’une image diffusée par une fille qu’elle ne connaissait « pas vraiment ». Ce n’était pas une photo d’elle nue ni même un portrait intime, comme ça arrive à d’autres jeunes filles. Il s’agissait plutôt d’un dessin qui la montrait enlaidie et déformée. « Pour rire de moi, pour me niaiser », dit-elle. Un portrait méchant qui s’est répandu comme une traînée de poudre à l’école.
« J’étais nouvelle sur les réseaux sociaux, je ne comprenais pas, raconte Amanda, qui a été alertée par un élève de sa classe. Je me suis mise à pleurer. Je faisais déjà tout pour ne pas prendre trop de place, pour ne pas me faire niaiser plus que je me faisais déjà niaiser. » Par chance, son enseignante et la direction de son école ont vite pris les choses en main. « Ça s’est arrêté là parce que des adultes et des élèves ont réagi », observe-t-elle.
Menaces, moqueries et racisme
Ce genre de scénario n’est pas étranger à la dizaine d’adolescents de 12 à 17 ans que La Presse a rencontrés à la fin du mois de mai dans une maison des jeunes de l’est de Montréal. Anfaz, 13 ans, témoigne d’une discussion en ligne où les participants se moquaient d’une fille qui n’était pas dans la conversation. Un garçon de 14 ans raconte avoir été menacé sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, beaucoup d’entre eux, dont l’intervenant âgé de 21 ans, ont été la cible de commentaires racistes sur l’internet.
Plusieurs des garçons ont aussi eu connaissance de photos intimes de jeunes filles passant d’un téléphone à l’autre. Le plus vieux d’entre eux, âgé de 17 ans, avoue en avoir reçu une. « Je n’ai pas partagé la photo », assure-t-il. Il ne l’a pas rapportée à l’école ou à la police non plus. « Tout le monde savait, tout le monde l’avait vue », justifie-t-il. Qu’arrive-t-il quand une telle image circule ? Steven dit que les gens « passent des commentaires ». « Ils la traitent de pute, de salope », dit Adam, 14 ans, sans faire de détour.
Bref, tous ces jeunes sont bien au fait du côté sombre des réseaux sociaux. Ils savent que les gens ont tendance à dire « plus de choses » devant un écran qu’en personne, comme le souligne Mihade, 13 ans. Ils savent aussi que la cyberintimidation « est une forme de harcèlement, qu’il faut la dénoncer, ne pas se laisser faire », comme le répète Adam.
« Je trouve ça grave. On a tous une liberté d’expression, mais elle s’arrête là où ça peut blesser les autres. »
— Mihade, 13 ans
Zones de friction
Ces dernières années, l’intimidation est devenue un sujet chaud. Un plan d’action a été mis de l’avant par le gouvernement québécois afin de la combattre. Les écoles ont multiplié les interventions et mis l’accent sur la sensibilisation. « On en a beaucoup parlé, confirme Jasmin Roy, président de la fondation qui porte son nom. On a compensé, parce qu’on n’en avait pas parlé du tout. » Il constate des améliorations en milieu scolaire. « Est-ce que c’est spectaculaire ? Non, indique-t-il. Au moins, on voit la différence. »
« Il y a moins d’encadrement des gestes qui sont commis sur l’internet que de ceux qui sont commis en personne », observe Cathy Tétreault, directrice du Centre Cyber-Aide. Elle évoque une zone de friction entre l’école et les parents : les directions d’école ont le devoir d’intervenir même si les gestes de cyberintimidation ont lieu la fin de semaine, alors que l’élève est à la maison. « Ça, les parents ne le savent pas tous », constate-t-elle.
« Les parents sont plus du bord de leur enfant que de la direction », croit de toute manière Amanda Beaulieu, qui n’a eu droit qu’à une lettre d’excuses de son intimidatrice. En tant que victime, elle a aussi eu de la difficulté à s’ouvrir. « Comme enfant, on veut que nos parents aient une bonne image de nous », dit la jeune femme, qui a aussi craint que son père et sa mère la perçoivent comme une fille faible et la traitent « comme une enfant » après cet événement.
Cathy Tétreault ajoute que bien des ados hésitent à parler des problèmes qu’ils vivent en ligne de peur de se faire interdire l’accès aux réseaux sociaux, de se faire confisquer leur appareil ou leur console de jeux vidéo. « La cyberintimidation, chez les garçons, elle est sur les jeux de console [en ligne] », explique-t-elle.
Changer les choses
Que faire pour changer les choses ? Brandon n’est pas convaincu que la sensibilisation telle qu’elle est faite actuellement ait l’impact souhaité. « Ça ne change pas grand-chose. Ça n’empêche pas les gens de dire ce qu’ils veulent », pense- t-il. Les autres ados engagés dans la discussion dans la maison des jeunes ne sont pas tous aussi pessimistes. Une jeune fille suggère qu’il faut enseigner à tout un chacun « à se mettre à la place des autres ».
Amanda Beaulieu, elle, croit qu’il faut mettre les ados eux-mêmes dans le coup. Les faire témoigner, leur permettre de dire : « J’ai vécu ça. Je me suis rendu à un tel niveau dans ma vie que je n’étais plus capable. » Même sous forme de pièce de théâtre, s’il le faut. Et si la sensibilisation et les interventions faites par la police produisent leur effet, plusieurs adolescents croient comme Amanda que les mots d’autres ados auraient un impact encore plus grand.
« Ça me toucherait », dit d’emblée Adam, 14 ans. Des filles du groupe approuvent d’un hochement de tête. Même Brandon, qui ne voyait pas d’emblée de solution, juge que le témoignage d’une personne de son âge est une piste d’intervention qui a du potentiel. « Il a le même âge, le même style, songe-t-il. Il te ressemble plus qu’un adulte. »