Chronique

Les lettres qui dansent

Samuel Lagrange joue au hockey au niveau pee-wee, il est gardien, il s’est toujours bien débrouillé. Encore plus depuis qu’il voit la rondelle.

Avec ses nouvelles lunettes, presque magiques.

Il a un trouble de perception de la lumière qui fait que tout ce qu’il regarde bouge sans arrêt. Comme un tournis permanent. Avant, quand il était devant le filet, il arrivait à arrêter la rondelle en observant les mouvements des joueurs. Il devinait où elle se trouvait, anticipait les tirs au but.

Ça marchait.

C’était plus compliqué à l’école. En troisième année, il n’arrivait toujours pas à lire, même s’il travaillait d’arrache-pied, malgré l’aide de spécialistes. Ils ont même essayé la médication. Rien à faire, Samuel n’arrivait pas à lire une seule ligne, pas plus à écrire un mot.

Ses parents l’ont fait évaluer, trois diagnostics sont tombés : dyslexie, dysorthographie et dysgraphie.

Un jour, Samuel devait avoir 10 ans, Édith a demandé à son fils d’écrire des numéros de téléphone dans un carnet. Pour la première fois, il a perdu patience. « Tu ne comprends pas ! Les lignes bougent, je déteste écrire sur des lignes ! »

Quoi ?

Non seulement il avait l’impression que les lignes bougeaient, mais les feuilles aussi, et les lettres dessus. Parfois en vague, parfois en tourbillon, comme si elles jouaient à saute-mouton. Un peu comme regarder dans des jumelles en mouvement avec le focus qui change sans arrêt.

Samuel était si fatigué qu’il dormait plus de 12 heures par nuit.

Édith a fait des recherches, elle a entendu parler du syndrome d’Irlen, un problème de perception de la lumière qui détraque la vision. Sauf que le Québec ne reconnaît pas encore ce syndrome. « Il a fallu aller aux États-Unis pour avoir le diagnostic. »

À leurs frais, évidemment.

Et le pire, c’est que la solution est toute simple, des lunettes teintées adaptées à chaque personne, selon la perception de la lumière. Samuel a essayé trois combinaisons de couleurs avant de tomber sur la bonne, avec du rose et du bleu dedans. Il les a reçues en mars. « Quand il les a mises, il a dit : ‟C’est comme ça que vous voyez ? C’est donc ben calme…” » Il pensait que tout le monde voyait comme lui.

Il est sorti dehors, les arbres ne bougeaient pas.

Même chose pour les lignes, les feuilles, les lettres et les chiffres. Même s’il a encore du retard à rattraper, Samuel progresse à pas de géant depuis. Il est capable de lire des phrases, d’en retenir le sens. Et d’écrire. Il a des trucs, les sons et les lettres sont associés à des images.

Mais, contrairement à avant, ça fonctionne.

J’ai rencontré Samuel à son école, l’Externat Saint-Jean-Berchmans, avec sa mère et Geneviève, une éducatrice spécialisée. Samuel a 11 ans, il est en cinquième année et, pour la première fois de sa vie, il sent que ses efforts portent leurs fruits.

Devant le filet aussi. À la fin de sa saison de hockey, on lui a remis un prix spécial pour le joueur le plus inspirant de l’équipe.

Il est toujours de bonne humeur.

Samuel vient de terminer une bande dessinée, un projet qu’il avait commencé il y a longtemps. Il s’y est remis sérieusement en juillet, « avec l’aide de maman et avec papa pour les dessins ». C’est l’histoire, tiens donc, d’un gardien de but. Ça s’appelle Go les Dys ! pour les diagnostics qui commencent en « dys ».

La morale est simple : quand on veut, on peut. « J’ai d’abord écrit à la main, puis à l’ordinateur avec les outils technologiques dont je me sers. Avec ça, ceux qui lisent le livre peuvent comprendre ce que j’écris. » Il a laissé les textes manuscrits pour montrer la différence.

C’est fascinant.

Tant qu’à avoir fait tout ce travail, Samuel a décidé de publier sa bande dessinée, de la vendre et de donner les profits pour aider d’autres élèves qui ont des difficultés à l’école. Sa façon à lui de donner au suivant. « Si on peut en sauver un. »

Les 300 premiers exemplaires se sont envolés, il a passé une nouvelle commande. « Mon objectif est d’en vendre 800. » Il a dédicacé son livre à mes gars, chaque lettre est à sa place. Grâce à ses lunettes.

Grâce à sa persévérance, surtout.

Un élève est entré pendant que j’étais là, il a demandé à Samuel : « C’est toi qui as écrit le livre ? » avec des yeux grands comme ça. Samuel a répondu « oui », tout gêné, mais content. Ils se sont fait un tape-dans-la-mite.

À l’école, Samuel est devenu un exemple, un modèle pour les « dys » de ce monde et tous les autres qui partent avec une ou deux prises. Édith est fière de son garçon. « Il donne un message d’espoir. » Il écrira peut-être une autre histoire avec sa petite sœur Marika – « elle pourrait m’aider et moi aussi, je pourrais l’aider ».

Au hockey, il rêve d’être « dans les deux lettres ».

Un autre but qu’il ne laissera pas passer, maintenant qu’il peut suivre la rondelle des yeux.

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