Le fiasco afghan

Ils avaient de l’eau jusqu’aux genoux. L’eau sale d’un canal d’égout, où ils s’entassaient dans l’espoir d’accéder à l’aéroport de Kaboul. Certains portaient du rouge, comme des responsables canadiens le leur avaient conseillé ; c’était une façon d’être repérés à travers le chaos.

Une façon d’être évacués de ce pays au bord du gouffre, comme le Canada le leur avait promis.

Les pieds dans l’eau, une casquette rouge sur la tête, ils suppliaient en vain, brandissant leurs papiers sous un soleil de plomb et sous l’œil impassible des soldats occidentaux qui montaient la garde.

Ils sont restés là des heures, des jours. Mercredi, ils ont reçu un texto des responsables canadiens : rentrez chez vous, c’est terminé…

Ils sont restés. Ils n’avaient pas le choix. Pas question de retourner entre les griffes des talibans. Ils y étaient encore, jeudi, quand le général canadien Wayne Eyre a annoncé la fin de la mission d’évacuation en Afghanistan.

Une annonce en forme d’aveu d’échec. Comme si le Canada abandonnait officiellement à leur sort les milliers d’Afghans qu’il s’était engagé à sauver.

Au même moment, Justin Trudeau faisait campagne à Québec. Dans cet univers parallèle, le chef libéral promettait 42 $ supplémentaires par mois aux aînés du « plus meilleur pays du monde ».

Le canal d’égout était encore bondé, à peu près une heure plus tard, quand le kamikaze s’est fait exploser.

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Après le choc, l’horreur absolue. Les cris, le sang, les estropiés qu’on transporte en brouette, faute de mieux. Des terroristes exaltés qui revendiquent l’attentat. Des dizaines de morts, dont 13 soldats américains. Et Joe Biden qui menace : « Nous allons vous pourchasser et vous faire payer. »

Il n’est pas le premier président des États-Unis à menacer de lancer des représailles contre des terroristes islamistes en Afghanistan. Décidément, l’histoire a des façons bien cruelles de se répéter.

Contrairement à George W. Bush, Joe Biden ne veut pas envoyer de marines en Afghanistan, mais les en retirer, une fois pour toutes. Vingt ans plus tard, il est déterminé à clore ce sombre chapitre de l’histoire des États-Unis. Il promet encore de le faire, d’ailleurs. Coûte que coûte.

Mais cette promesse aura un prix humain dont on commence à peine à mesure l’ampleur.

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Joe Biden était trop pressé de tourner la page, disent les observateurs. Sur le terrain, les États-Unis ont mal coordonné leurs opérations avec leurs alliés. La débâcle afghane porte leur signature.

Peut-être. Mais il n’y a pas de quoi se féliciter de la mission d’évacuation canadienne pour autant. Au total, 3700 personnes ont été évacuées par le Canada. « [Comparativement] à plusieurs de nos alliés, nous avons fait extrêmement bien », estime Justin Trudeau.

Les premiers échos de Kaboul racontent une autre histoire. Des milliers d’Afghans à qui l’on avait promis l’asile ont été abandonnés à l’aéroport. Le journaliste à la retraite Kevin Newman relate l’histoire déchirante d’interprètes évacués au compte-gouttes, malgré l’urgence1.

Les familles étaient séparées à l’aéroport. Le Canada les mettait devant un dilemme impossible : rester au pays, ensemble, ou partir en abandonnant leurs proches. Kevin Newman raconte qu’une femme a été forcée de laisser son mari et ses deux enfants derrière. Quand elle a atterri au Qatar, elle a appris qu’il y avait eu un attentat dans le canal d’égout.

Elle ne sait pas si sa famille a survécu.

Bientôt, on en apprendra davantage sur ce fiasco. Mais déjà, une question se pose : les leaders de ce gouvernement auraient-ils mieux géré la crise s’ils avaient été moins occupés à faire du porte-à-porte et à participer à des soupers spaghettis ?

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Justin Trudeau promet de « continuer à travailler » pour évacuer des milliers d’Afghans vulnérables, dont des femmes ainsi que des membres de la communauté LGBTQ+ et de minorités religieuses persécutées.

Ça sonne un peu comme une promesse électorale.

On se demande bien comment il s’y prendra, maintenant que l’ambassade est déserte et qu’il a promis de ne pas reconnaître le régime des talibans.

Les Occidentaux n’auront pas le choix : ils devront établir un dialogue avec les nouveaux maîtres de Kaboul afin de négocier un passage sécuritaire aux dizaines de milliers d’Afghans coincés là-bas. Le temps presse.

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Il y aura des millions de réfugiés. Frileuse, la forteresse Europe ferme déjà ses portes aux « flux migratoires irréguliers » qui découleront inévitablement de la crise afghane.

Les pays occidentaux ont pourtant intérêt à accueillir les réfugiés afghans en grand nombre. Par humanité, bien sûr. Mais aussi pour éviter les erreurs du passé.

Dans les années 1980, des millions d’Afghans fuyant la guerre contre les Soviétiques se sont retrouvés dans des camps de réfugiés au Pakistan. Ils n’étaient pas bienvenus en Occident. Ils n’avaient pas d’avenir, pas d’espoir. C’est là que le mouvement des talibans a pris naissance, rappelait cette semaine Ben Rowswell, ancien diplomate canadien à Kandahar, à l’émission Tout un matin de Radio-Canada.

« Si on ne reçoit pas les réfugiés, si on ne gère pas bien la situation, demandait-il, quel mouvement extrémiste va naître, dans les prochains mois, dans les camps de réfugiés ignorés par le monde ? »

S’il veut éviter que l’histoire se répète, l’Occident ferait bien d’en tirer les enseignements qui s’imposent.

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