ENJEUX

L'histoire de Jeanne, c'est vous, c'est moi

J'ai honte de cet État mesquin, sourd et aveugle aux besoins de ses citoyens

Je vous présente Jeanne*, que j’ai rencontrée la semaine dernière. Jeanne a 61 ans. C’est une sexagénaire débordante d’énergie, articulée, vive, fougueuse.

Jeanne a été mère de famille monoparentale. Métro-boulot-famille, métro-boulot-famille, la double tâche pendant des années. Une fois son fils parti du nid, elle l’a aidé financièrement à plusieurs occasions. 

C’est que la vie est difficile pour les plus jeunes aussi. C’est ce qu’une mère doit faire, me dit-elle, même si c’est au détriment de sa propre situation financière. Jeanne a travaillé toute sa vie. À temps plein. Des boulots mal payés. Sans régime de retraite. Sans possibilité de faire des économies, encore moins d’accumuler de l’argent dans un REER. Mais elle a cotisé toute sa vie au RRQ.

Vers la fin de la cinquantaine, Jeanne perd son boulot. Elle ne lâche pas et se cherche désespérément du travail. Pas facile, dans une société qui glorifie la jeunesse et la beauté. Quand on n’a pas les plus belles fringues, les plus belles colorations et coupes de cheveux. Quand on n’a jamais eu les moyens des visites bisannuelles chez le dentiste…

Toutes ces petites choses qui touchent l’apparence, cette apparence que les employeurs voient avant même de voir Jeanne, son énergie, sa fougue. Jeanne envoie tous les jours des curriculum vitæ, fait des démarches, en personne, par l’internet, par téléphone.

Un jour, elle arrive au bout de ses prestations d’assurance-emploi. C’est une échéance qui arrive pas mal plus vite qu’on pense. Puis, c’est l’aide sociale. Vivre avec 623 $ par mois. Jeanne se considère comme chanceuse, parce qu’elle a miraculeusement déniché un logis à 638 $ par mois, chose rarissime dans la métropole.

Comment elle fait pour manger ? Soupe populaire, dépannage alimentaire, panier, etc. C’est le système D à la vitesse grand V. Jeanne franchit le cap des 60 ans. Quelqu’un lui fait penser qu’elle peut toucher sa RRQ. Elle fait la démarche et se voit verser le fruit de toute une vie de cotisations, soit quelque 386 $ par mois. Jeanne a une certaine fierté de recevoir cet argent, SON argent, dit-elle, seule preuve concrète de ses années de labeur. Ce n’est pas de la charité comme l’aide sociale, dit-elle. Ça lui est dû. C’est à elle !

Ce répit minime fut de courte durée. Coup de théâtre : coupe de son chèque d’aide sociale. En effet, les prestations du RRQ sont déduites de son chèque de 623 $ d’aide sociale. Elle ne l’a pas vu venir… 

Retour à la case départ. Incapable de tenir dans pareille impasse financière, Jeanne perd son logement et se retrouve à la rue. À 61 ans. Jeanne, c’est vous, c’est moi.

Il n’y a pas ici d’histoire de drogue, d’alcool, de criminalité, de problème de santé mentale. Rien. Juste la vie ordinaire.

UNE SIMPLE « BAD LUCK »

Et une « bad luck » banale, une « bad luck » que nous pouvons tous subir : perdre son job. Ce qui n’est pas banal, ce qui est scandaleux, c’est l’indécence du filet social fourni par l’État québécois.

Pendant que Jeanne me racontait son histoire, j’ai été envahie d’une honte sourde et profonde. Une honte de cet État québécois qui engrange les milliards de surplus. De cet État mesquin, sourd et aveugle aux besoins de ses citoyens.

Honte parce que cet État, c’est vous, c’est moi. Puis, plus tard, ma honte a fait place à la peur. Parce que je sais, moi, que Jeanne, c’est pas mal d’entre nous, c’est vous, c’est moi. Nous sommes très nombreux à être à une « bad luck » d’emprunter le même parcours banal, anonyme, que Jeanne. À une « bad luck » de nous retrouver à la rue après une vie de labeur, une vie de citoyen exemplaire. À la rue avec toutes les autres Jeanne.

Je crois qu’il est indécent et scandaleux que les prestations du RRQ soient coupées des prestations d’aide sociale. Il faut mettre fin à cette injustice et modifier ces dispositions. M. Couillard, mettez fin à cette absurdité et cette indécence immédiatement. Vous en avez le pouvoir. Indéniablement. Curieux comment le pouvoir vole toujours au secours des puissants, des nantis, mais reste sourd et absent à ceux qui sont dans la rue…

* Son nom a été changé.

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