Chronique

Curieux « dumping » de médicaments à l’hôpital

Dans les années 90, les fabricants de lait maternisé avaient une astuce toute simple pour accrocher les nouveau-nés à leur mamelle. Ils distribuaient leur lait gratuitement dans les hôpitaux, sachant trop bien que les parents continueraient d’acheter la même marque une fois rentrés à la maison.

Pour assainir l’industrie, le ministère de la Santé a dû publier une directive afin de diviser le marché entre les fournisseurs et rétablir la concurrence.

Mais aujourd’hui, on dirait que certaines sociétés pharmaceutiques pratiquent le même genre de « dumping » pour mettre leurs médicaments en marché, sans que personne ne sourcille même si des sommes colossales sont en jeu.

Prenez le Remicade, un médicament biologique (conçu à partir de cellules vivantes) pour les gens qui souffrent notamment de polyarthrite rhumatoïde, de rhumatisme psoriasique ou de la maladie de Crohn. Le traitement peut coûter jusqu’à 50 000 $ par année, selon le dosage.

Les hôpitaux de la grande région de Montréal paient à peine 15 $ une fiole de 100 mg de Remicade. Pourtant, les pharmacies qui vendent à la clientèle de détail paient le même remède 940 $, selon la liste de prix de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ).

Wow ! C’est 60 fois plus cher !

Comment expliquer cet écart abyssal ? Janssen, qui fabrique le médicament, n’a pas voulu m’éclairer.

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Si les prix sont si différents entre l’hôpital et la pharmacie, c’est qu’il existe deux systèmes.

Pour les pharmacies, les prix des médicaments sont établis par la RAMQ et le coût d’acquisition de la molécule est identique à travers le Québec (mais pas les honoraires des pharmaciens).

De leur côté, les hôpitaux achètent leurs médicaments en groupe pour profiter de leur volume d’achat. Trois regroupements d’achats couvrent l’ensemble de la province. À tour de rôle, ils lancent des appels d’offres aux sociétés pharmaceutiques, en s’assurant de mettre en concurrence les différents médicaments sur le marché.

Les résultats sont probants : cette formule permet de dégager des écarts de prix de 3 à 2000 %, toujours en faveur des hôpitaux, car une clause prévoit qu’ils ne paient jamais plus cher que la RAMQ, m’a expliqué François Lemoyne, directeur général de SigmaSanté, le regroupement de la région de Montréal.

En 2015, l’organisme a comparé les prix unitaires de quelque 2000 médicaments et formats. L’exercice a fait ressortir un écart de prix supérieur à 100 % sur le tiers des produits (741).

Autrement dit, une quantité significative de médicaments est vendue deux fois moins cher dans les hôpitaux que dans les pharmacies, et parfois bien davantage. Époustouflant !

Si les hôpitaux obtiennent de si bons prix, n’y aurait-il pas moyen que Québec s’inspire de leurs méthodes pour faire économiser l’ensemble des patients du Québec qui achètent leur remède à la pharmacie ?

À tout le moins, le gouvernement devrait s’assurer que les sociétés pharmaceutiques ne profitent pas du système à deux vitesses pour développer des stratégies de marketing qui favorisent les hôpitaux au détriment des petits clients des pharmacies.

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Car il est là, le problème. Lors des appels d’offres des hôpitaux, rien n’empêche un fabricant de vendre ses produits à prix dérisoire. Et les hôpitaux seraient bien fous de s’en plaindre. Sauf que cette stratégie entraîne des effets secondaires pour le reste du système de santé.

Quand le patient ressort de l’hôpital, il y a bien des chances qu’il continue de prendre le médicament, même s’il en existe un autre plus abordable.

C’est justement le cas du Remicade, pour lequel il existe un biosimilaire depuis 2016 : l’Inflectra, qui coûte de 30 à 45 % de moins.

Pratiquement toutes les autres provinces ont mis en place des mesures qui font en sorte que les nouveaux patients se voient prescrire l’Inflectra en priorité.

« Pour les nouveaux patients, je ne vois aucun inconvénient à entamer un traitement avec un biosimilaire. Ça devrait être encouragé parce que ça nous permet des économies au niveau sociétal », affirme Ken Gagnon, directeur des relations avec les intervenants de la Société de l’arthrite.

Pourtant, Québec ne privilégie pas l’Inflectra. Chez nous, le biosimilaire tarde à s’implanter, avec à peine 0,5 % des parts du marché, selon son fabricant Pfizer.

Certains diront que ce n’est pas grave. À première vue, on pourrait effectivement croire que le Remicade ne coûte pas plus cher à Québec, car le régime d’assurance médicaments public ne rembourse que le prix du médicament le plus bas lorsqu’il existe un traitement équivalent moins coûteux.

Au lieu de payer l’excédent de sa poche, le patient n’a qu’à demander à son pharmacien de changer son ordonnance pour le médicament générique moins coûteux.

Pour un générique, ça marche. Mais pour les biosimilaires, c’est une autre paire de manches. Les pharmaciens ne feront pas la substitution d’un médicament biologique vers son biosimilaire, une catégorie de médicaments qui en est encore à ses premiers pas au Canada (voir texte suivant).

Même les médecins restent tièdes à l’idée de modifier un traitement en cours de route. D’où l’intérêt pour les sociétés pharmaceutiques de s’assurer que les patients amorcent le traitement avec leur marque.

De toute façon, les médecins n’ont qu’à écrire « ne pas substituer » (NPS) sur l’ordonnance pour que le patient ait accès au médicament plus coûteux sans payer la surcharge. C’est alors la RAMQ ou le régime d’assurance privé qui écope, ce qui se répercute dans la prime payée par l’ensemble des assurés.

L’Inflectra est parmi les premiers d’une vague de biosimilaires qui offriront bientôt une solution de rechange plus abordable aux médicaments biologiques extrêmement coûteux. Il ne faut pas rater le bateau, si on veut que nos régimes d’assurance médicaments restent à flot.

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