Le conflit s’envenime

Les menaces ont continué de fuser autant de l’Iran que des États-Unis, dimanche, à la suite de l’assassinat par drone du général iranien Qassem Soleimani, tandis que les manifestations se sont multipliées dans le monde. Compte rendu et analyse.

Une journée sous haute tension

Des roquettes tirées près de l’ambassade des États-Unis à Bagdad ; l’Irak qui veut expulser les soldats américains ; l’Iran qui met en action la cinquième phase de son plan de réduction de ses engagements en matière nucléaire ; Donald Trump qui maintient sa menace de s’attaquer aux sites culturels de l’Iran ; et jour d’hommage national au général iranien Qassem Soleimani, tué vendredi par une frappe américaine en Irak. De Washington à Téhéran en passant par Bagdad, la journée de dimanche s’est déroulée sous haute tension. 

Plus de limite à l’enrichissement d’uranium

L’Iran ne s’imposera plus de limite au « nombre de ses centrifugeuses » servant à l’enrichissement d’uranium, a annoncé le gouvernement dimanche. Ainsi, la République islamique s’affranchit encore davantage de l’accord de Vienne avec cette « cinquième et dernière phase » de son plan de réduction de ses engagements en matière nucléaire. Qu’il s’agisse du nombre de centrifugeuses pour ses capacités d’enrichissement d’uranium, du degré d’enrichissement de l’uranium ou de ses activités de recherche et développement, « le programme nucléaire continuera uniquement sur la base des besoins techniques du pays », a assuré Téhéran, qui s’engage à continuer de collaborer et à se soumettre aux contrôles de l’Agence internationale de l’énergie atomique.

L’annonce était attendue, mais elle survient dans un climat de tensions accrues entre les États-Unis et l’Iran après l’assassinat du général Qassem Soleimani, tué vendredi par une frappe aérienne américaine à Bagdad.

Les tensions entre Washington et Téhéran n’ont cessé de croître depuis le retrait des États-Unis de l’accord international sur le programme nucléaire iranien conclu à Vienne en 2015. L’Iran avait accepté de réduire de façon draconienne ses activités nucléaires pour démontrer qu’elles n’avaient aucune visée militaire, en échange de la levée d’une partie des sanctions économiques internationales qui asphyxiaient alors son économie. Mais Donald Trump a fait marche arrière en 2018. Téhéran a donc entamé une politique de désengagement progressif, et l’annonce de dimanche en était « la cinquième et dernière phase ». Le gouvernement répète en revanche qu’il est prêt à faire marche arrière à tout moment sur ses annonces, « si les sanctions [contre l’Iran, réimposées et durcies par les États-Unis depuis 2018] sont levées et que l’Iran bénéficie des retombées » attendues de l’accord international sur son programme nucléaire.

Expulsion des soldats américains

Les assassinats du général Soleimani et d’Abou Mehdi al-Mouhandis ont créé un consensus rare contre les États-Unis en Irak, secoué depuis des mois par une révolte contre la mainmise de l’Iran. Dimanche soir, le Parlement irakien a demandé au gouvernement de « mettre fin à la présence des troupes étrangères » en Irak, lors d’une séance extraordinaire en présence du premier ministre démissionnaire Adel Abdel Mahdi. Au Parlement, en l’absence des députés kurdes et de la plupart des députés sunnites, de nombreux élus ont scandé « Non à l’Amérique ! » Dans le brouhaha, alors que parmi les 168 députés présents – sur 329 –, certains réclamaient un vote, le chef du Parlement, Mohammed al-Halboussi, a annoncé : « décision adoptée ! » avant de se retirer. En soirée, Donald Trump a menacé l’Irak de « très fortes » sanctions si les troupes américaines étaient contraintes de quitter le pays. « S’ils nous demandent effectivement de partir, si nous ne le faisons pas sur une base très amicale, nous leur imposerons des sanctions comme ils n’en ont jamais vu auparavant », a déclaré le président américain à bord d’Air Force One, de retour de Floride où il était en vacances. « Nous avons une base aérienne extraordinairement chère là-bas. Elle a coûté des milliards de dollars à construire. Nous ne partirons pas s’ils ne nous remboursent pas », a-t-il encore dit. Des roquettes se sont abattues dimanche soir près de l’ambassade des États-Unis à Bagdad, peu après le vote du Parlement réclamant l’expulsion des troupes américaines du pays.

Trump maintient sa menace contre les sites culturels

La réponse de l’Iran à l’assassinat du général Qassem Soleimani « sera assurément militaire et contre des sites militaires », a affirmé un conseiller du guide suprême iranien, le général de brigade Hossein Dehghan, dans une interview accordée dimanche à CNN. Ce à quoi Donald Trump a répondu par la menace de « représailles majeures » en cas d’attaque iranienne contre des installations américaines au Moyen-Orient. « S’ils font quoi que ce soit, il y aura des représailles majeures », a-t-il déclaré. Donald Trump a réaffirmé dimanche soir sa menace de frapper des sites culturels iraniens, malgré le tollé provoqué en Iran comme aux États-Unis, où de nombreuses voix l’accusent de vouloir perpétrer un « crime de guerre ». « On leur permet de tuer les nôtres. On leur permet de torturer et de mutiler les nôtres. On leur permet d’utiliser des bombes pour faire exploser les nôtres. Et on n’a pas le droit de toucher leurs sites culturels ? Ça ne marche pas comme ça », a-t-il déclaré à des journalistes à bord de l’avion présidentiel Air Force One.

Le Canada en attente

La mission d’entraînement de l’OTAN dirigée par le Canada en Irak a été temporairement suspendue à la suite du meurtre du général iranien Qassem Soleimani. Le gouvernement canadien dit suivre de près l’évolution de la situation après que le Parlement irakien eut demandé l’expulsion des troupes étrangères du pays. « Nous continuons de surveiller et d’évaluer la situation. Nous restons en étroite coordination avec nos partenaires internationaux », a fait savoir Todd Lane, porte-parole du ministre de la Défense nationale Harjit Sajjan, dans un courriel. « Notre objectif reste un Irak uni et stable. Nous voulons empêcher le retour de Daech [acronyme arabe du groupe armé État islamique] ». M. Lane a refusé de dire si le Canada avait l’intention de retirer ses soldats de l’Irak.

« Nous n’avons aucun autre commentaire à formuler à ce stade-ci », a-t-il souligné.

Adieu au général

Des foules se sont réunies un peu partout en Iran, dimanche, pour la première de trois journées d’hommage national au général Qassem Soleimani. Dans la matinée, les cercueils de Qassem Soleimani et d’Abou Mehdi al-Mouhandis, chef militaire irakien pro-Iran tué en même temps que lui, ont traversé une foule compacte à Ahvaz, capitale du Khouzestan, province martyre de la guerre Iran-Irak (1980-1988) pendant laquelle le général a commencé à s’illustrer. En fin d’après-midi, le convoi funéraire s’est frayé un passage au milieu d’une véritable marée humaine à Machhad, deuxième agglomération d’Iran et ville sainte chiite. Les autorités ont décrété trois jours de deuil national. Lundi est jour férié à Téhéran, et mardi à Kerman. La frappe d’un drone américain a pulvérisé, vendredi, les deux 4X4 noirs à bord desquels se trouvaient notamment le puissant général iranien Qassem Soleimani et le numéro deux des paramilitaires pro-Iran en Irak, Abou Mehdi al-Mouhandis.

— Avec l’Agence France-Presse et La Presse canadienne

La situation décortiquée

Donald Trump bombardera-t-il des sites culturels iraniens ? Est-ce la fin de l’accord international sur le nucléaire ? Les soldats américains quitteront-ils l’Irak ? La situation entre les États-Unis et l’Iran est difficile à suivre tant les derniers jours ont été mouvementés. Thomas Juneau, professeur en affaires publiques et internationales à l’Université d’Ottawa et ancien analyste stratégique sur le Moyen-Orient au ministère de la Défense nationale, nous aide à comprendre.

Dimanche, l’Iran a déclaré qu’il ne se sentait plus tenu de respecter une limite sur le nombre de ses centrifugeuses. Si l’Iran n’a plus de limite de production d’uranium, est-ce que ça signifie la mort de l’accord international sur le nucléaire ?

L’accord sur le nucléaire est sur le respirateur artificiel, mais il n’est pas mort. L’Iran ne s’en est pas retiré. Il a simplement annoncé une cinquième série de mesures limitant ses engagements par rapport à cet accord. Il y a eu quatre séries précédentes en réaction au retrait des États-Unis de l’accord de Vienne, en 2018. La cinquième série de mesures qu’on a vue dimanche, on savait depuis plusieurs semaines qu’elle aurait lieu, et elle n’est pas le résultat de l’assassinat du général Soleimani. La nuance est extrêmement importante. Maintenant, est-ce que l’Iran a réduit encore plus ses engagements par rapport à ce qu’il aurait fait s’il n’y avait pas eu l’assassinat de Soleimani ? On ne le sait pas.

Le gouvernement iranien dit qu’il est prêt à faire marche arrière si les sanctions réimposées et durcies par les États-Unis en 2018 sont levées. Pensez-vous qu’il y a réellement place à la négociation ?

En théorie, oui. En pratique, c’est difficile. Pour que l’Iran puisse négocier sérieusement avec les États-Unis, ça prend une mobilisation de ressources phénoménale. Quand l’accord sur le nucléaire a été complété en 2015, ç’a été extrêmement controversé en Iran. Alors, avec le climat actuel tellement tendu, le ressentiment à l’endroit des États-Unis tellement important, ça serait très difficile pour le gouvernement iranien de mobiliser les ressources nécessaires pour négocier sérieusement avec les États-Unis. Mais le contre-argument à ça, c’est que l’Iran est sous pression [économique], surtout à cause des sanctions, et la menace américaine en Iran fait très peur. Alors autant c’est difficile de négocier, autant l’incitatif est là.

Samedi, Donald Trump a annoncé que si l’Iran attaquait du personnel ou des sites américains, il riposterait par l’attaque de sites culturels iraniens. Dimanche matin, le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, faisait la tournée des médias pour dire que Washington respecterait le cadre de la loi. À quel point doit-on prendre au sérieux la menace du président Trump ?

Il faut bien comprendre que d’attaquer des sites culturels, c’est complètement illégal, c’est un crime de guerre en vertu du droit international. Au Pentagone, au sein de l’institution civile et militaire, c’est extrêmement clair qu’on ne laisserait pas faire ça. Alors, je pense que quand le président Trump dit qu’il va faire quelque chose comme ça, c’est monstrueux à toutes sortes d’égards, mais il ne faut pas considérer que ça reflète la réalité. Cela étant dit, quand le président Trump dit des choses semblables, c’est très dommageable pour la réputation et pour la crédibilité des États-Unis.

En réaction à l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani sur son territoire, le Parlement irakien a voté pour l’expulsion des troupes américaines de son pays. Est-ce que les soldats risquent réellement de plier bagage ?

Cette résolution-là était non contraignante, et avant qu’on en arrive à une décision et ensuite à un retrait formel des États-Unis en Irak, il y a plusieurs étapes à passer et il y a beaucoup d’obstacles. Il faut bien comprendre que la présence américaine en Irak est très controversée, c’est une patate chaude politique. Il y a beaucoup de gens au sein de l’élite irakienne qui comprennent que la présence américaine est nécessaire – pour la lutte contre le groupe État islamique, mais aussi pour équilibrer la présence de l’Iran –, mais peu de politiciens veulent la défendre publiquement. Alors, ils profitent peut-être du flou actuel pour jouer la carte nationaliste.

Vous parlez de la situation au gouvernement ?

Une des ambiguïtés, c’est que le premier ministre irakien a démissionné [le 29 novembre] et qu’il occupe son poste en attendant que le Parlement choisisse quelqu’un pour le remplacer. On ne sait pas, en ce moment, si cet individu-là a même l’autorité de signer une loi comme celle-là, qui résilierait l’entente sécuritaire avec les États-Unis. Ça va être un jeu très délicat dans les prochaines semaines.

Et dans les prochains jours, à quoi peut-on s’attendre, selon vous ?

L’Iran va répondre aux États-Unis, mais à moyen terme, pas à court terme. Les prochains jours sont extrêmement difficiles à prédire, on nage dans l’incertitude. Je pense que la tension va rester très élevée, mais sans escalade réelle, sans confrontation directe entre les États-Unis et l’Iran. Donald Trump ne veut pas une guerre contre l’Iran, et les Iraniens n’en veulent pas non plus. Dans une guerre ouverte contre les États-Unis, les Iraniens ne feraient pas le poids. Mais en même temps, ils ne veulent pas reculer pour ne pas perdre la face. Alors, on est dans une espèce de statu quo extrêmement tendu et inconfortable, où les deux ne veulent ni reculer ni avancer.

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