Chronique

Nous sommes en conflit

Les risques de bagarre dans les autobus autour de la « commission Chamberland » sont assez minces. RDI et LCN n’en feront probablement pas leurs choux gras non plus.

Mais ce printemps, quand la Commission d’enquête sur la protection et la confidentialité des sources journalistiques siégera en public, il n’y a pas que les gens des médias et de la police qui devraient tendre l’oreille.

Pour une fois, les notions de sources anonymes et de surveillance policière seront abordées concrètement. Nous sommes à un moment où la surveillance électronique par l’État est plus facile que jamais. Et où l’importance d’une presse professionnelle et indépendante a une allure un peu plus historique que d’ordinaire.

Cela dit, en toute amitié pour plusieurs éminents collègues, un des pièges qui guettent les journalistes dans cet exercice est la tentation corporatiste.

***

Cette commission n’est pas et ne doit pas être une commission « pour les journalistes » ou « contre la police ». Elle est là pour découvrir des faits relativement simples autour de l’espionnage de journalistes et proposer des moyens de préserver le principe de la confidentialité des sources. Pas pour les journalistes. Pour l’intérêt public.

Hier, l’estimé collègue Alain Saulnier suggérait que les enquêteurs de la commission ne pouvaient pas être des policiers, ou pas seulement des policiers, car leur travail consistera à enquêter sur le travail des policiers.

Il faudrait, suggère-t-il au juge Jacques Chamberland, d’anciens journalistes d’enquête.

Je suis loin d’être certain que ce soit nécessaire. En fait, je crois que ce ne serait pas une bonne idée.

***

Depuis le début de ce qui est devenu « l’affaire Lagacé », il y a une chose que nous, journalistes, avons généralement négligé de dire : nous sommes tous en conflit d’intérêts dans ce dossier. Un conflit inévitable, comme le fait d’être parent et de parler d’éducation. Mais un conflit quand même. Qui devrait nous mettre en garde contre nous-mêmes.

Les médias ont été unanimes à dénoncer la surveillance policière des journalistes, moi le premier. J’ai dénoncé la facilité avec laquelle on a obtenu des mandats pour vérifier qui appelait Patrick Lagacé, Vincent Larouche, les journalistes d’Enquête à Radio-Canada. Je ne rétracte pas une virgule.

Il n’en reste pas moins que les médias, même si c’est au nom du « droit du public à l’information » qu’ils veulent protéger leurs sources, sont ici juge et partie.

Ce sont inévitablement des journalistes qui ont raconté cette affaire depuis le début. On ne peut pas demander à des arpenteurs-géomètres d’écrire les articles à notre place. Mais soyons tout de même conscients qu’on parle de nos collègues de travail, de nos amis souvent. Nous qui dénonçons dans des bruits de fanfare les conflits d’intérêts, même apparents, du moindre décideur, serions bien mal venus d’exiger une sorte d’exception.

Si les journalistes ont été victimes de surveillance inacceptable, comme nous le croyons tous dans la profession, nous ne sommes pas mieux placés que les policiers pour enquêter là-dessus. Je crois au contraire qu’on n’a pas d’affaire là comme « enquêteurs ».

***

Il ne faut pas que la commission vire en une enquête sur les pratiques journalistiques ou en un procès des journalistes. C’est de la protection des sources qu’il s’agit. Le mandat est clair : faire la lumière « sur les cas de surveillance et de perquisition de journalistes ». L’Assemblée nationale a réitéré à l’unanimité le principe de la confidentialité des sources journalistiques. La commission est présidée par un juge de la Cour d’appel qui jouit d’une grande réputation. À ses côtés, une avocate qui représente les médias et un représentant des policiers.

Lundi, le procureur en chef a remis sa démission. L’avocat Bernard Amyot avait souvent pris la plume pour dénoncer les journalistes du Québec, essentiellement pour des raisons politiques – un excès généralisé de nationalisme, de l’avis de cet ex-candidat déçu du PLC. Il a même fait toute une chronique pour descendre en flammes le collègue Patrick Lagacé, qui sera au cœur de cette commission.

On s’étonne qu’un homme animé d’une telle détestation ait accepté un tel mandat. On ne parle pas d’écrits des années 70, mais de 2008. Quoi qu’il en soit, quand la Fédération professionnelle des journalistes du Québec a ressorti ces textes, il a immédiatement démissionné pour protéger « l’intégrité des travaux » de la commission.

La procureure en chef Lucie Joncas, une avocate criminaliste respectée bien au fait des dérapages policiers, a pris le relais. On n’a aucune raison de craindre qu’elle soit complaisante à leur endroit.

Il faudrait être naïf cependant pour penser qu’on ne tentera pas d’attaquer certaines pratiques journalistiques.

Dans l’hypothèse où des journalistes auraient agi illégalement pour obtenir une information, ils ne sont pas à l’abri de la critique, ni de la loi.

Bref, cette commission est indépendante et n’a pas à faire plaisir aux policiers ou aux journalistes. Il faut que tous les participants se sentent traités avec impartialité. Avoir d’ex-journalistes parmi les enquêteurs n’est pas une condition nécessaire, ni même une bonne idée.

Ce qu’il lui faut, ce sont des enquêteurs de qualité, bien encadrés, comme il s’en trouve en quantité dans les rangs d’anciens policiers – dont plusieurs sont très critiques des manœuvres de chasse aux sources !

Les journalistes, en plus de leur représentante comme commissaire et de leurs avocats qui veilleront au grain, auront leur tribune quotidienne pour exprimer leur mécontentement s’il y a lieu. Je peux très bien vivre avec ces conditions en ce qui me concerne.

Autant il faut défendre les principes fondamentaux de notre profession, autant il faut éviter d’avoir l’air d’abuser de notre position.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.