Aide médicale à mourir

Le projet de loi C-14 est-il constitutionnel ?

Malgré les critiques de plusieurs organismes, dont le Barreau du Québec, au cours des dernières semaines, le projet de loi fédéral sur l’aide médicale à mourir est constitutionnel, selon trois des quatre experts en droit constitutionnel consultés par La Presse. Le projet de loi C-14 doit faire l’objet d’un vote aujourd’hui à la Chambre des communes. S’il est adopté, il sera ensuite étudié par le Sénat, mais le gouvernement Trudeau a reconnu hier que la date butoir du 6 juin imposée par la Cour suprême pourrait ne pas être respectée. Explications.

UNE SITUATION « ÉTONNANTE »…

Le projet de loi fédéral C-14 est une réponse à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Carter, où deux personnes atteintes d’une maladie dégénérative voulaient recevoir une aide médicale à mourir malgré l’interdiction d’un article du Code criminel sur le suicide assisté. Dans l’arrêt Carter, la Cour suprême a invalidé la criminalisation « mur à mur » de l’aide médicale à mourir et a donné jusqu’au 6 juin 2016 à Ottawa pour trouver une solution législative. Le projet de loi C-14 énonce plusieurs critères pour qu’une personne soit admissible à l’aide médicale à mourir, dont celui d’une « mort naturelle raisonnablement prévisible » qui soulève des questions constitutionnelles car ce critère exclut notamment les personnes atteintes d’une maladie dégénérative (malgré leurs souffrances, leur mort naturelle n’est pas « raisonnablement prévisible »). Or, les deux patientes à l’origine de l’arrêt Carter [Kay Carter et Gloria Taylor, aujourd’hui mortes] étaient atteintes d’une maladie dégénérative. « Je reconnais que la situation peut être étonnante », dit le professeur Patrick Taillon.

… MAIS CONSTITUTIONNELLE

Malgré tout, les professeurs en droit constitutionnel Patrick Taillon (Université Laval), Rachel Chagnon (UQAM) et Stéphane Beaulac (Université de Montréal) croient que le projet de loi C-14 est constitutionnel. Même si les limites à l’aide médicale à mourir imposées par Ottawa contreviennent au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, ces limites sont raisonnables et justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique en vertu de l’article 1, selon les trois professeurs. « J’ose croire que l’écart entre le projet de loi et la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Carter passe le test de raisonnabilité », dit le professeur Taillon. « Le projet de loi C-14 porte atteinte de façon minimale aux droits garantis par la Charte », dit le professeur Beaulac.

LA « MARGE D’APPRÉCIATION » DU LÉGISLATEUR

Ce n’est pas nécessairement parce que l’arrêt Carter portait sur le cas de deux personnes atteintes d’une maladie dégénérative qu’Ottawa est obligé sur le plan juridique de permettre l’aide médicale à mourir pour les personnes atteintes d’une telle maladie, font valoir les trois professeurs. « Il ne faut pas lire l’arrêt Carter comme une disposition législative, ce sont des directives qui laissent une certaine marge d’appréciation, des balises plutôt qu’une formule statutaire. C-14 ne semble pas aller aussi largement que la Cour suprême le suggère dans l’arrêt Carter, mais ça ne signifie pas que la loi est inconstitutionnelle », dit le professeur Beaulac. « La Cour n’a pas comme mandat de déterminer dans quelle mesure un compromis politique est acceptable dans la mesure où ce compromis répond à l’objectif demandé par la Cour », dit la professeure Chagnon.

INCONSTITUTIONNEL

Le constitutionnaliste Maxime St-Hilaire, professeur à l’Université de Sherbrooke, se range plutôt du côté de ceux qui pensent que le projet de loi C-14 est inconstitutionnel. Selon lui, il est « improbable » – mais « pas impossible », précise-t-il – que le projet de loi C-14 passe le test de la Charte canadienne. « Dans Carter, la Cour suprême nous dit qu’on ne peut pas exclure d’emblée les personnes qui souffrent d’un handicap physique, explique-t-il. Si la Cour dit ça, je vois mal pourquoi le Code criminel pourrait priver systématiquement les personnes souffrant d’une maladie grave et incurable sous prétexte que la mort naturelle n’en est pas une conséquence raisonnablement prévisible. Ça me semble illogique. » Plusieurs organismes ont aussi soulevé des doutes sur la constitutionnalité du projet de loi. Dans leur mémoire, le Barreau du Québec et l’Association du Barreau canadien ont chacun suggéré que le projet de loi soit modifié pour respecter les critères de l’arrêt Carter où il n’est pas question de « mort naturelle raisonnablement prévisible », un critère introduit par le gouvernement Trudeau.

Doute sur la date butoir du 6 juin

En théorie, la Cour suprême du Canada a donné jusqu’au 6 juin à Ottawa pour adopter une loi fédérale sur l’aide médicale à mourir. Pour la première fois hier, le gouvernement Trudeau a laissé planer un doute sur sa capacité de respecter cette date butoir. La course contre la montre pour adopter C-14 entre dans son dernier droit, tandis que le projet de loi devrait être envoyé au Sénat ce soir, où plusieurs sénateurs ont exprimé de sérieux doutes quant à sa constitutionnalité et ont signalé leur intention de l’amender. Pour tenter d’accélérer le processus, les ministres de la Santé et de la Justice devraient témoigner en comité plénier demain ou jeudi. Le comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles devrait se pencher sur le projet vendredi et lundi, puis le retourner au Sénat pour les étapes du rapport et de la troisième lecture.

— Avec Hugo de Grandpré et La Presse Canadienne

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