RÉFLEXION

Quand le Bye bye éloigne les deux solitudes

Nous reproduisons ici la traduction en français d’un texte demandé à notre éditorialiste en chef par le magazine Quillette. Fondé en Australie en 2015, ce site web d’idées et d’opinion est destiné à un public international.

« What does Quebec want ? »

La question a hanté le Canada pendant des décennies, particulièrement durant la période d’effervescence nationaliste des années 60. La population anglophone du pays cherchait alors à comprendre la « différence québécoise », à percer le mystère de ces curieux francophones qui ne voulaient plus se faire appeler Canadiens français…

Une cinquantaine d’années plus tard, le contexte a complètement changé. La souveraineté a été laissée de côté. Les grandes revendications constitutionnelles ont disparu des manchettes. Et le gouvernement est dirigé par un parti fédéraliste… qui fait face à une opposition officielle fédéraliste.

Et pourtant, le Québec continue malgré tout de faire entendre sa différence haut et fort. On pourrait même dire que certains débats actuels font ressortir avec encore plus d’acuité le caractère véritablement distinct du Québec, à commencer par celui qui fait régulièrement les manchettes ces temps-ci : l’appropriation culturelle.

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Le 31 décembre dernier, lors de l’ultime heure de 2018, le Canada célébrait l’arrivée imminente de la nouvelle année. Aux quatre coins du pays, la musique, la danse et les chants se faisaient entendre… sauf au Québec.

Car à cette heure-là, le Québec était bien sagement assis devant son téléviseur.

Chaque année depuis un demi-siècle, les Québécois soulignent en effet la fin de l’année en regardant une revue humoristique qui a le statut d’institution : le Bye bye.

C’est l’équivalent du Super Bowl. C’est le moment de l’année où la population arrête tout ce qu’elle fait pour partager un même événement télévisuel.

Imaginez : la dernière émission a été visionnée en direct par plus de 3,3 millions de téléspectateurs ! Et avec la rediffusion, les cotes d’écoute dépassent les 4,4 millions !

Pour rappel, le Québec compte un peu plus de 8 millions d’habitants…

Cette tradition est toujours suivie par les critiques des chroniqueurs télé et celles des téléspectateurs. Puis une controverse éclate habituellement et s’étire pendant des semaines.

Or pour le dernier Bye bye, rien de tout ça. Aucune polémique… sauf au Canada anglais ! 

Vous avez bien lu : une émission en français, vue et comprise seulement par des francophones, a créé une controverse parmi les anglophones.

« Radio-Canada is facing a backlash », a titré un journal. « The French arm of the CBC is on the defensive after a barrage of online criticism », a relayé un autre. Les critiques provenaient à la fois d’Anglo-Québécois et de Canadiens anglais d’origine indienne, si bien que c’est in english qu’ils ont eu un écho : une bonne vingtaine de médias anglophones ont publié l’histoire, qui a ensuite été reprise et commentée à la radio et à la télévision.

Le problème : des représentants de la communauté indienne n’ont pas digéré un sketch qui parodiait le voyage du premier ministre canadien en Inde.

Dans ce sketch de deux minutes, on voyait Justin Trudeau fumer un joint et se transporter dans un univers pavé de clichés sur l’Inde. Il se transformait alors en danseur de Bollywood puis en charmeur de serpents, qui étaient en fait des pistolets à essence.

Les Québécois ont beaucoup ri, comme ils avaient ri du voyage de M. Trudeau en Inde d’ailleurs. Ils y ont vu un sketch qui tournait en ridicule le fait que le premier ministre avait lui-même folklorisé, voire caricaturé les coutumes indiennes lors de son périple. Alors que certains anglophones y ont plutôt vu une moquerie… de la communauté indienne.

« Ce sketch faisait preuve d’un manque total de respect envers notre culture », a déclaré la directrice de l’entreprise Bollywood Blast, Ina Bhowmick.

« Je ne dirai pas que c’est du racisme en soi, mais est-ce que ça ne vient pas d’une façon raciste de penser ? Oui », a soutenu le directeur artistique du Teesri Duniya Theatre, Rahul Varma.

« Je n’ai jamais été aussi choquée de ma vie qu’après avoir visionné ce sketch », a ajouté une autre représentante de la communauté indienne, Maaha Khan. « Bravo à Radio-Canada pour avoir créé le sketch le plus dégueulasse de tous les temps. »

Deux lectures diamétralement opposées d’un même sketch. Autant dire deux solitudes…

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Y avait-il des clichés et des stéréotypes dans ce sketch du Bye bye ? Certainement ! C’est le propre d’une caricature de caricaturer.

Et au Québec, la parodie politique est une tradition aussi jalousement préservée que la caricature. Même en 2019, alors que l’appropriation culturelle freine un peu partout les ardeurs des humoristes.

Les auteurs du Bye bye n’ont pas hésité, ainsi, à présenter les figurants « indiens » à l’aide de bijoux dorés et de vêtements colorés. De la même manière qu’au début du sketch, lorsque le personnage de Justin Trudeau chante qu’il a « toujours le bon habit quand il visite des pays », on lui ajoute tantôt un col Mao et un chapeau pointu, tantôt un poncho et un sombrero.

Et les Québécois francophones n’ont pas sourcillé. Ils ont vu là un sketch satirique qui accentue ou déforme certains aspects significatifs… alors qu’on pouvait lire dans les médias anglais qu’il s’agissait d’un manque de respect pour une communauté ethnique, voire du « racisme ».

Voilà qui résume à merveille le fossé culturel qui sépare à l’occasion le Québec et le Canada anglais. Un fossé qui n’a rien de nouveau, mais que les débats actuels mettent en lumière.

Les francophones ont en effet toujours été globalement plus permissifs. Culturellement plus tolérants. C’est au Québec, par exemple, que la première union civile homosexuelle a été célébrée. C’est aussi au Québec que le débat sur l’aide médicale à mourir a démarré.

Et, dans la même veine, c’est au Québec que la liberté d’expression est la plus jalousement défendue contre les assauts de la rectitude politique.

Ajoutons à cela que les Québécois n’ont évidemment pas le même rapport à la domination culturelle que les Anglo-Saxons, puisqu’ils en ont davantage été victimes que bourreaux. Les Canadiens français ont beau être majoritaires en sol québécois, ils se perçoivent encore comme une minorité culturelle et linguistique.

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les deux gros débats qui ont secoué le Québec en 2018, autour des pièces SLĀV de Betty Bonifassi et Kanata de Robert Lepage, ont beaucoup fait réagir des membres de la communauté anglophone.

Personnellement, je pense que les auteurs ont manqué de sensibilité en présentant une pièce portant sur l’esclavagisme chantée par des Blancs et une histoire des autochtones sans l’apport d’autochtones. Mais je crois aussi que les artistes ont le droit d’agir de la sorte, tout comme j’ai le droit de les critiquer d’agir ainsi.

Mais bon nombre de militants y ont carrément vu de l’appropriation culturelle. Il y avait dans le lot des francophones, bien sûr, mais il y avait aussi beaucoup d’anglophones. Plus qu’à l’habitude pour un débat québécois, en tout cas. Comme en témoignaient les pancartes brandies devant le Théâtre du Nouveau Monde : « Cancel The Show », « Racism », « White Supremacy »…

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La clé, pour comprendre cette différence, elle réside dans l’approche à la diversité, différente au Québec et au Canada.

Le Québec a fait le choix d’inventer son propre modèle d’intégration, qui n’est ni le multiculturalisme canadien, ni l’assimilation à la française, ni même le melting pot à l’américaine.

Alors que le Canada rejette l’idée même d’une culture officielle au pays, ce qui a pour effet de mettre tous les groupes minoritaires sur un pied d’égalité, le Québec mise sur une culture fondatrice et une langue commune qu’il importe de préserver.

C’est ce qu’on appelle l’interculturalisme, une politique ou un modèle qui ne cherche pas à abolir les différences, mais à favoriser, tout de même, la formation d’une identité commune.

La diversité est ainsi valorisée, mais ce qui l’est plus encore, c’est l’intégration à un foyer de convergence, à une société d’accueil francophone, avec sa langue, ses comportements, ses codes, ses référents, ses institutions, sa culture… et son humour.

La différence québécoise, elle est là. Dans ce mélange tout à fait original et unique des trois influences, anglo-saxonne, française et nord-américaine.

C’est ce qui explique que les Québécois peuvent être beaucoup plus proches des Canadiens anglais qu’ils ne se l’avouent, tout en ayant des attitudes, des sensibilités, des débats et des positions qui lui sont propres, surtout sur la diversité.

Et dans un tel contexte, s’élever contre l’appropriation culturelle ou le racisme d’un sketch d’humour revient à se rallier à un modèle d’intégration de la diversité qui n’est pas celui du Québec. On pourrait même dire : qui a été rejeté par le Québec.

Donc, « What does Quebec want ? » Pouvoir continuer d’exprimer son caractère distinct, en toute liberté, que ce soit en politique, en culture, au théâtre ou à la télévision. Car c’est justement quand ils se sentent incapables d’exprimer clairement leur différence culturelle que certains Québécois peuvent être tentés de dire « bye bye » au ROC.

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