La Presse en Irak

MISSION IMPOSSIBLE

DOHUK, Irak — La mission était périlleuse : infiltrer le califat, ce territoire contrôlé par le groupe armé État islamique (EI), et libérer les sept membres d’une famille yézidie qui y était retenue prisonnière depuis plus d’un an. Mais le commando d’élite mis sur pied par l’homme d’affaires montréalais Steve Maman avait l’habitude de ces opérations à haut risque. Après tout, cette équipe rompue aux techniques militaires, formée par le Pentagone et spécialisée en négociation d’otages avait déjà extrait du califat plus d’une centaine de femmes et de filles yézidies réduites à l’esclavage sexuel par les combattants de l’EI.

Une fois entrés en Syrie, les membres de cette équipe d’élite ont vite réalisé que la surveillance exercée par les djihadistes était trop serrée ; ils risquaient de se faire repérer en voyageant avec une si grosse famille. En ce 26 août 2015, ils ne sauveraient donc que deux enfants. Une décision vitale, mais crève-cœur. La mère, Nadia*, a fait monter ses deux cadettes dans la voiture avant de s’écrouler sur le sol, le corps secoué de larmes. Elle ne croyait jamais revoir ses filles, ni même sortir un jour du califat.

Heureusement, l’histoire finit bien. Au bout de quelques semaines, grâce à de précieux contacts à l’intérieur du califat, l’équipe de Steve Maman est parvenue à réunir la famille tout entière : les cinq enfants, Nadia et son mari.

Ça, c’est la version de Steve Maman.

Une version décrite dans l’une des vidéos promotionnelles de son organisme, la Libération des enfants chrétiens et yézidis d’Irak (CYCI), sur son site web et les réseaux sociaux. Cette version héroïque des événements, comme le récit tout aussi glorieux d’autres opérations de sauvetage, ont permis à Steve Maman de récolter, à ce jour, 875 000 $ en dons. De l’argent entièrement destiné, si l’on en croit le site web de l’organisme, au financement de ces libérations.

La vérité est toutefois fort différente.

DES LIBÉRATIONS MENÉES PAR DES PASSEURS

Des représentants de la communauté yézidie, une minorité religieuse d’Irak particulièrement ciblée par les violences de l’EI, avaient déjà émis de sérieuses réserves, en août 2015, lorsque l’histoire de celui qui se décrit lui-même comme le « Schindler juif » avait fait le tour du monde. Aujourd’hui, notre enquête au Kurdistan irakien lève le voile sur les affirmations de Steve Maman, un vendeur de Harley-Davidson usagées de Montréal-Ouest qui affirme avoir sauvé 140 chrétiens et yézidis capturés par les combattants de l’EI qui ont envahi le nord de l’Irak dans un déferlement de feu et de sang, en août 2014.

« On a financé les recherches, la logistique, la sécurité pour aller prendre ces enfants et les faire sortir [du califat]. »

— Steve Maman

Rencontré à deux reprises aux fins de ce reportage, Steve Maman a nié en bloc les témoignages que nous avons recueillis au Kurdistan auprès des personnes qu'il prétend avoir sauvées. Il accuse La Presse de manipuler l'information et maintient que, sans lui, ces libérations n'auraient jamais eu lieu.

Nos interviews sur le terrain ont permis d’établir que le Montréalais s’est plutôt attribué le mérite d’une poignée d’opérations de sauvetage menées par des réseaux de passeurs établis au Kurdistan et munis d’antennes à Mossoul et à Raqqa, les deux principales villes contrôlées par l’EI. CYCI, pour sa part, n’a jamais eu d’équipe d’élite pour mener des opérations risquées à l’intérieur du califat. Des membres du groupe se sont contentés de soutenir financièrement quelques familles yézidies qui avaient déjà payé des passeurs pour obtenir la libération de leurs proches.

En général, ces familles ont été « remboursées » par CYCI après les libérations. Dans au moins un cas, cependant, CYCI a versé l’argent à l’avance, permettant à un homme de payer la rançon exigée par l’EI pour l’une de ses femmes et quatre de ses enfants. L’argent de l’ONG montréalaise pourrait ainsi avoir servi à financer un membre d’un groupe terroriste reconnu, un acte criminel en vertu de la loi canadienne. Nous y reviendrons demain.

Contrairement à ce que prétend CYCI dans sa vidéo, les membres de l’équipe ne se sont pas introduits en Syrie pour libérer Nadia et ses enfants. Armés de caméras, ils ont plutôt patienté à Zakho, ville du Kurdistan irakien frontalière avec la Turquie, par où la famille libérée a transité après avoir quitté la Syrie.

« Ils attendaient à la frontière pour accueillir les enfants. Ils n’ont rien fait, à part donner l’argent. »

— Alyas*, le beau-frère de Nadia

Alyas*, beau-frère de Nadia, a fait appel à un passeur après avoir lui-même négocié, par téléphone, avec le combattant syrien qui « détenait » sa belle-sœur et qui avait émis le souhait de la vendre. Prix exigé : 35 000 $US pour Nadia et ses sept enfants – et non cinq, comme l’affirme CYCI. De cette somme, Steve Maman a remboursé 26 400 $US, oubliant dans son compte rendu des événements les deux garçons qui avaient été libérés au début de l’opération, avant que son équipe n’entre en contact avec la famille.

SÉPARÉE DE SON MARI

La véritable histoire de Nadia n’a que peu à voir avec la version de CYCI. Loin de s’écrouler, la mère a elle-même fait passer la frontière syro-turque à ses enfants, en compagnie d’un passeur arabe, en trois voyages successifs. Par trois fois, elle est retournée à son « maître » pour récupérer ses enfants et verser la rançon qu’elle transportait en petites coupures. « Il a compté l’argent devant moi », se souvient Nadia. Ensuite, seulement, elle a pu recouvrer la liberté.

Dans une mise à jour publiée le 7 octobre 2015 sur sa page Facebook, CYCI, sollicitant l’aide du public pour « mettre fin à ces atrocités », prétend avoir « non seulement sauvé la mère et les cinq enfants avec succès », mais avoir « été capable de réunir toute la famille, incluant le père ».

C’est faux. Nadia a été séparée de son mari en Irak, plusieurs mois avant d’être amenée en Syrie pour y être vendue à des combattants de l’EI. « Un jour, ils ont mis tous les hommes dans des camions, dit-elle. Je pleurais, je suppliais. Ils m’ont battue et m’ont sommée de me taire. » Les camions sont partis.

Nadia n’a jamais revu le père de ses enfants.

*Noms fictifs. La majorité des victimes yézidies du groupe armé État islamique nous ont demandé de taire leur identité afin d’éviter toutes représailles envers leurs proches maintenus en captivité par les djihadistes.

QUI SONT LES YÉZIDIS ?

Les yézidis forment une minorité religieuse du nord de l’Irak persécutée depuis des siècles parce que ses membres sont faussement considérés comme des adorateurs du diable. Aujourd’hui, ils ne seraient plus que 500 000. Appartenant au groupe ethnique kurde, les yézidis pratiquent une religion monothéiste qui plonge ses racines dans la Perse antique, mais qui a emprunté au fil du temps de nombreux éléments de l’islam et de la chrétienté. Pour eux, l’émanation de Dieu est Malek Taous, un ange-paon. Le 3 août 2014, les combattants du groupe État islamique ont pris la ville de Sinjar et les villages environnants. Des centaines de yézidis ont été massacrés sur place, et 6000 autres ont été capturés. Les femmes et les filles, considérées comme des trophées de guerre, ont été réduites à l’esclavage sexuel par les djihadistes. Depuis, plusieurs sont parvenues à fuir ou ont été rachetées par leurs familles. Mais 3800 yézidis sont toujours en captivité dans le califat.

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