CHRONIQUE WINTER SLEEP

Histoire de couple

C’est une scène de ménage d’anthologie. Un homme et une femme s’expliquent, de long en large, ne laissant traîner aucune arrière-pensée, aucune récrimination, dévoilant un Everest d’accumulation de ressentiment, de reproches et d’amères déceptions.

Palme d’or amplement méritée du plus récent Festival de Cannes, Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan, à l’affiche vendredi, regorge de dialogues denses et profonds, d’observations philosophiques et psychologiques d’une infinie justesse, en écho à Scènes de la vie conjugale de Bergman.

Le point d’orgue de ce film de 196 minutes reste cet échange d’une intensité à couper au couteau, interprété de manière admirable, entre Aydin (Haluk Bilginer), un homme mûr se montrant tour à tour irascible et raisonnable, conciliant et paternaliste, et sa jeune femme Nihal (Melisa Sözen), philanthrope idéaliste, de plus en plus engoncée dans le carcan de son mariage.

Lui, c’est un ancien comédien vaniteux qui se plaît à pontifier sur l’éthique dans une chronique hebdomadaire pour une feuille de chou, rêvant d’écrire pour la postérité la grande histoire du théâtre turc. Elle, une ancienne admiratrice de l’acteur, profite de ses largesses et s’ennuie au fin fond de l’Anatolie, se consacrant à ses œuvres caritatives en souffrant de la condescendance de son mari.

Il est propriétaire d’un hôtel de Cappadoce dont il a hérité de son père. Sa sœur, récemment divorcée, habite avec lui, ce qui n’est pas sans créer certaines tensions avec sa femme.

Le peu d’harmonie subsistant dans la maisonnée se délite sous nos yeux, jusqu’à cet ultime règlement de comptes.

Aydin, un monstre de suffisance, ne semble pas connaître le doute. Nihal doute sincèrement de lui, mais vit à ses crochets au détriment de sa liberté. Les projets de Nihal indisposent Aydin, alors que sa fausse sollicitude est devenue pour elle insupportable.

« Je ne t’ai pas forcée à me marier. De quoi suis-je coupable ? », répète-t-il comme une litanie, le sourire chargé de mépris. « Tu es égoïste, rancunier, cynique. C’est de ça que tu es coupable », lui répond-elle. Au cours de cette conversation percutante, où seuls les visages sont éclairés, elle reconnaît volontiers qu’il est un homme juste, équitable, consciencieux, pour mieux démontrer qu’il se sert de ses vertus pour suffoquer les gens, les écraser et les humilier.

« Ta grande morale te sert à haïr le monde entier. Tu détestes les croyants parce que croire, pour toi, est un signe d’archaïsme et d’ignorance. Tu détestes les non-croyants, parce qu’ils n’ont ni foi ni idéal. Les vieux te paraissent réactionnaires, les jeunes, iconoclastes. Qui trouve grâce à tes yeux ? », lui demande-t-elle, en lui reprochant d’avoir gâché ses « meilleures années ».

Leurs monologues croisés durent une vingtaine de minutes. Une séquence que peu de cinéastes oseraient intégrer à un film de plus de trois heures. Mais Nuri Bilge Ceylan n’est pas n’importe quel cinéaste. Un habitué du Festival de Cannes, où il a remporté deux Grands Prix du jury (pour Uzak et Il était une fois en Anatolie), deux prix de la critique (pour Les climats et Winter Sleep), ainsi que le Prix de la mise en scène pour Les trois singes, il compte parmi les plus grands auteurs de l’époque. Statut que ne fait que confirmer sa Palme d’or.

Son septième long métrage est tout simplement magistral, dans sa forme comme son propos. Un quasi-huis clos subtil, complexe et mélancolique, aux images (d’hiver anatolien) magnifiques. Ceylan, un photographe de formation reconnu pour son cinéma contemplatif et élégiaque, a un œil hors du commun pour les plans atmosphériques. On s’étonne que son film n’ait pas été retenu dans la course à l’Oscar du meilleur film étranger. Mais à bien y repenser, pas tant que ça…

Théâtral et littéraire, de loin le plus verbeux de ses films, Winter Sleep pose un regard d’une acuité remarquable sur les classes sociales, la condition humaine, la religion et l’éthique, l’altruisme, le clivage entre la ville et la campagne, et les tensions du couple dans la Turquie d’aujourd’hui.

« J’ai utilisé des dialogues très littéraires. Dans le cinéma, cela peut être risqué. J’ai essayé de voir si cela pouvait marcher », expliquait le cinéaste, qui a puisé son inspiration dans deux nouvelles de Tchekhov, en conférence de presse au Festival de Cannes.

« Je voulais aussi essayer de voir si le plaisir que j’ai de lire des livres et d’aller au théâtre pouvait se traduire au cinéma. Pour un spectateur non turcophone, c’est un film qu’on lit sur les sous-titres, au moins autant qu’on le voit. »

— Nuri Bilge Ceylan

Winter Spleep est un film qui, comme l’ensemble de l’œuvre de Nuri Bilge Ceylan, évite habilement le discours politique frontal – le gouvernement Erdogan est très prompt à réprimer les dissidents en Turquie –, mais dont la trame de fond reste politique. « Je ne pense pas qu’un réalisateur doive faire allusion à l’actualité de son pays. Je ne suis pas journaliste », se défendait le cinéaste à Cannes.

Winter Sleep est aussi, bien sûr, un film sur le couple, écrit par un couple, ayant puisé l’inspiration dans sa vie conjugale. À l’instar du personnage principal de son film, Ceylan, 55 ans, est marié à une femme plus jeune que lui, la coscénariste de ses trois plus récents films, Ebru Ceylan, qui n’a pas 40 ans. Tous deux ont mis trois ans à écrire ce scénario touffu, de manière toute particulière, imaginant séparément une version des dialogues avant de les mettre en commun. « L’écriture était très intense, nous avons souvent eu de sévères disputes. Mais on travaille très bien ensemble parce que je crois que nous voyons la vie de la même manière », déclarait Ebru Ceylan en conférence de presse à Cannes.

Nuri Bilge Ceylan, pour qui la dispute est un vecteur d’idées d’où peut jaillir la nouveauté, a l’habitude de faire des films en famille. Sa femme et lui faisaient partie de la distribution des Climats (2007). Et le film qui l’a révélé à Cannes en 2003, Uzak, mettait en vedette son cousin, Mehmet Emin Toprak, décédé dans un accident de voiture peu avant le festival. Il y avait obtenu ex æquo le prix d’interprétation masculine (alors que Marie-Josée Croze était sacrée meilleure actrice pour Les invasions barbares).

« Mes films traitent d’êtres humains, tentant de comprendre les rapports humains. L’histoire, ou ce qui se passe, n’a pas beaucoup d’importance », confiait récemment au New York Times cet admirateur du cinéma d’Ozu, de Tarkovski et de Bresson. Les paroles d’un maître en devenir, qui nous livre un grand film.

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