Chronique

Le docteur qui a quitté l’hôpital

Avant les Fêtes, j’ai fait installer une serrure à pêne dormant sur la porte de mon cabanon, j’ai perdu la clé une semaine après.

Le chat ? Les enfants ? On n’a jamais su.

Toujours est-il que j’ai dû appeler le serrurier pour qu’il vienne à ma rescousse. Il est arrivé avec sa camionnette blanche, ses petits instruments et ses grosses paluches agiles. Il a réglé mon problème en un tournemain, je lui ai fait un chèque et un grand sourire. Il est reparti voler au secours de quelqu’un d’autre.

Quand j’ai appelé chez le serrurier, on m’a dit : « On envoie quelqu’un », et non : « Amenez-nous votre porte. »

C’est évident, n’est-ce pas ?

Stéphane Lemire pense comme ça, mais pour les personnes âgées. Le gars est gériatre, et pour lui, attendre qu’une personne âgée soit rendue à l’hôpital pour voir un gériatre, c’est aussi insensé que d’aller avec sa porte chez le serrurier. « Quand la personne habite encore chez elle, c’est là qu’il faut intervenir. »

C’est ce qu’il fait, depuis un an et demi.

Quand il est sorti de l’Université Laval en 2005, après cinq ans d’études, il a fait comme tous les autres gériatres, il est allé travailler à l’hôpital, a fait ses tours de garde et un peu de consultations externes (clinique).

« Je me suis rendu compte que, lorsque je voyais un patient à l’hôpital, il y avait une, deux, trois semaines qui s’étaient écoulées. »

— Stéphane Lemire, gériatre

C’était trop tard.

« Ce qu’il faut comprendre chez les personnes âgées, c’est qu’elles se dégradent plus rapidement, que ça leur prend plus de temps qu’une personne normale pour récupérer. Par exemple, si une personne n’est pas mobilisée pendant 24 heures, ce qui arrive souvent à l’urgence, ses capacités tombent en flèche. »

Résultat, des personnes âgées qui marchaient et qui allaient à la toilette deviennent incontinentes, incapables de mettre un pied devant l’autre. Et c’est là qu’on appelle le gériatre en renfort, pour venir poser un diagnostic sur le nouvel état du malade. C’est grave, docteur ? Rendu là, le gériatre ne peut que constater les dégâts.

« C’est comme un coup d’épée dans l’eau. » Et c’est souvent comme ça, aussi, que la personne se retrouve en CHSLD.

Stéphane est allé à Londres de 2006 à 2009 pour se perfectionner en gestion appliquée de la santé. « J’étais convaincu, et je le suis encore, qu’il faut repenser l’organisation des soins aux personnes âgées. Le gériatre doit évaluer la personne quand elle est au mieux de sa condition, et pas au pire, quand elle est rendue à l’hôpital. »

Stéphane m’a parlé de sa grand-mère, Lorette, sa « deuxième mère ».

Quand il était jeune, Lorette lui faisait faire ses devoirs. « C’est un peu grâce à elle que je suis rendu où je suis aujourd’hui. Et c’est un peu pour elle que j’ai choisi de me consacrer aux personnes âgées. » De Londres, il lui parlait tous les soirs par Skype. « Je faisais la prière avec elle. »

Un jour, sa blonde l’a appelé pour le prévenir que Lorette ne serait plus jamais sur Skype. « Ma mère avait appelé, les médecins avaient conclu qu’il n’y avait plus rien à faire. Ils lui donnaient des soins de confort. J’ai sauté dans l’avion pour aller la voir. Elle était en délirium. J’ai regardé les bilans, elle avait un taux deux fois trop élevé de calcium. »

Personne n’avait vu ça.

Stéphane a fait arrêter un médicament, le taux de calcium est redescendu à la normale. « Deux semaines plus tard, ma grand-mère était de retour chez elle, elle marchait, elle lavait son linge à la main dans l’évier, elle s’était même patenté une corde à linge pour le faire sécher. »

Elle avait 95 ans.

Stéphane est revenu de Londres gonflé à bloc. Il est retourné travailler au CHUL, où les choses n’avaient pas vraiment changé. « Là, je n’avais plus le droit de chialer. Je me suis demandé : qu’est-ce qu’on peut faire pour améliorer la situation ? Je me suis mis en “mode projets”, j’avais plein d’idées. »

Il s’est attaqué à l’urgence, il a formé des médecins, des infirmières et des préposés pour leur expliquer le « b.a.-ba » de la personne âgée. « Je disais aux préposés : vous n’aimez pas ça, changer des couches ? Assoyez la personne, levez-la du lit. Si elle n’était pas incontinente en arrivant, elle n’aura pas plus besoin de couches ici. »

Ça a marché.

Mais Stéphane avait un autre projet en tête, presque une révolution : la gériatrie sociale. Un peu comme la pédiatrie sociale du Dr Julien, mais avec les vieux.

En 2012, Stéphane a quitté l’hôpital, il a renoncé à son gros salaire et a mis sur pied, l’année suivante, la Fondation Âges. Il a rencontré Josée Arseneault, directrice générale du Service amical Basse-Ville, un organisme qui fait, bel adon, du soutien à domicile et qui accompagne les gens, entre autres, à leurs rendez-vous médicaux.

Environ 2000 personnes y font appel.

Été 2014, Stéphane s’est inscrit comme chauffeur au Service amical. « Je ne leur disais pas que j’étais docteur ! Je les transportais, je leur parlais, je voulais voir si ce que j’avais en tête répondait vraiment à leurs besoins et comment ça pourrait s’organiser de façon concrète, pour que ça fonctionne. »

Il a fait ça trois mois.

Il a maintenant son bureau dans un local que lui prête gentiment le Service amical. Il fait des visites à domicile trois jours par semaine, presque quatre, le plus souvent au volant d’une voiture de Communauto. Il installe son mains libres et règle des dossiers au téléphone pendant qu’il est sur la route.

Le reste du temps, il essaye de trouver de l’argent pour boucler son budget.

Il sait que les gériatres sont rares.

« On vient d’atteindre le point où il y a au Québec plus de personnes de 65 ans et plus que de personnes qui ont 18 ans et moins. Et, malgré ça, il y a environ 600 pédiatres et seulement 70 gériatres. Et les admissions à l’université ne cessent d’augmenter en pédiatrie… »

— Stéphane Lemire, gériatre

Raison de plus, selon lui, pour repenser sa profession.

Évidemment, le pari de Stéphane, c’est que sa formule fasse boule de neige partout au Québec, que les gériatres puissent faire comme lui, au même salaire qu’à l’hôpital. « Le ministre parle beaucoup de soutien à domicile. C’est là qu’ils veulent aller, mais les actions sont très hospitalocentristes. »

Le CLSC dirige maintenant vers lui ses patients. Il a aussi formé les préposés à l’aide domestique du Service amical pour qu’ils puissent détecter les personnes âgées qui perdent des plumes. « Quand j’arrive chez la personne, elle n’est pas alitée. Je l’évalue, je pose un diagnostic. Si elle a besoin d’aller à l’hôpital, elle arrive avec un bout de chemin de fait. »

Il parle de personnes, pas de clients.

Il ne reviendrait jamais en arrière. « Je suis plus efficace que lorsque j’étais à l’hôpital. Je suis sur le terrain, je vois les gens dans leur milieu, je peux intervenir dès qu’il y a une diminution de l’autonomie, pas trois semaines après leur admission à l’hôpital. Je suis bien plus utile comme ça. »

Jusqu’ici, il travaille pour des pinottes. Étant donné que les gériatres ne sont pas censés faire de visites à domicile, Stéphane reçoit 46 $ la première fois qu’il va voir un patient. « Il n’y a rien qui est prévu pour les visites de suivi. C’est un package deal, la RAMQ me donne 46 $ en tout et partout. »

C’est moitié moins cher que le serrurier.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.