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Opinion

Le point-virgule, cet incompris

Le journalisme évolue, la langue aussi. Des mots s’inventent, d’autres s’effacent peu à peu…

« Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui », écrivait Victor Hugo dans la préface de Cromwell. Deux siècles plus tard, c’est toujours aussi vrai.

En témoignent les entrées annuelles de nouveaux mots, reflets de notre actualité, comme « retweet », « europhobe » ou « djihadisme », fraîchement baptisés par Le Petit Robert 2018. Notre langue évolue et tend à se simplifier : les phrases se raccourcissent et s’épurent ; les mots s’internationalisent et la grammaire, discipline impopulaire et rébarbative, subit chaque jour de nouvelles offenses.

Le succès de réseaux sociaux comme Twitter, qui confine nos messages à 280 caractères, encourage une simplification du discours. Sur les forums, on redoute, en guise de réponse, le laconique acronyme « TL ; DR » pour « Too Long ; Didn’t Read ».

L’une des victimes de cette hypersynthétisation du langage écrit s’appelle le point-virgule.

Il est pourtant bien pratique, sous ses airs littéraires et prétentieux ; il a d’ailleurs été très à la mode – notamment au XVIIe siècle – au cours de sa carrière de point de ponctuation. Carrière à la trajectoire tragique aujourd’hui : le point-virgule est incompris et sous-utilisé, tant par les professionnels de la plume que les écrivaillons du dimanche.

Par crainte d’être incompris, les journalistes s’en méfient.

La première page du Devoir du 30 janvier 1918 contient 20 points-virgules. Cinquante ans plus tard, seulement quatre ; cette année, aucun. Ce constat ne se limite pas aux journaux québécois : on n’en trouve ni dans les cinq premières pages du Monde, ni dans celles du Times, ni dans le New York Times.

Agnès Gruda, journaliste à La Presse depuis plus de 30 ans, se méfie de son utilisation. Parce qu’il est d’abord rarement indispensable et qu’il alourdit le texte, alors que le message se doit d’être clair et accessible au plus grand nombre via des phrases courtes. « J’évite le point-virgule comme j’évite le passé simple. Je ne suis pas sûre que le sens de ce signe soit clair pour la majorité des lecteurs. »

Pourtant, sa définition est relativement simple. Selon l’Office québécois de la langue française, « le point-virgule marque une pause plus longue que la virgule mais plus courte que le point. Il lie davantage qu’il ne sépare deux propositions ayant un point commun au niveau du sens ».

Principalement utilisé dans de longues phrases, il se marie fort bien avec des propositions subordonnées ; par ailleurs, le point-virgule s’exprime avec grâce dans l’emploi de phrases juxtaposées. D’immenses écrivains en eurent l’usage : Gustave Flaubert, bien sûr ; Émile Zola ; Alfred de Musset ; Victor Hugo ou encore Léopold Sédar Senghor… Vous l’aviez remarqué : cette « supervirgule coordonnante » est aussi bien pratique lorsqu’on énumère.

Le souci de concision ne devrait pas nous empêcher d’exploiter les richesses de la langue française

La beauté de notre langue réside dans sa nuance et sa précision. La grammaire est une composante de cette richesse – Proust évoque même l’idée d’une « beauté grammaticale ». Et, puisque la langue s’apprend par imprégnation, il est important de réintégrer le point-virgule dans nos romans, nos journaux et nos manuels scolaires, afin de préserver cette richesse. Contrairement à ce que laisse penser le titre alarmant de cet article, le point-virgule n’est pas en voie de disparition à proprement parler : il est encore utilisé dans les documents administratifs et a aussi une fonction de « séparateur » dans divers langages de programmation informatique. Son avenir est même assuré grâce au smiley taquin ;-). Un clin d’œil du destin ? Non, une langue en mouvement. À nous d’aller dans la bonne direction.

Ce texte est publié dans le numéro d’automne du magazine Trente. 

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