Chronique

Quand notre système tue l’innovation en santé

Que diriez-vous d’une clinique privée hyper efficace, qui pratiquerait ses opérations chirurgicales à moindre coût qu’à l’hôpital, mais sans frais pour les patients ? Gratuite et universelle, c’est-à-dire financée par l’État. Vous êtes pour ?

Eh bien, sachez qu’une telle clinique existe, mesdames et messieurs. Toutefois, les choses étant ce qu’elles sont en santé au Québec, les obstacles se multiplient devant elle. À tel point que le succès risque de lui échapper.

Cette clinique, c’est Chirurgie DIX30, à Brossard. Il s’agit de la principale PME qu’a choisie le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, pour mener à bien un projet pilote essentiel. Premier objectif du projet : calculer le coût réel des opérations chirurgicales au Québec.

Car pour l’instant, aussi incroyable que ça puisse paraître, le coût unitaire des opérations est méconnu au Québec, puisque les hôpitaux ne s’en préoccupent guère, n’étant ni structurés ni financés pour en avoir une juste mesure.

J’ai visité le centre Chirurgie DIX30, récemment. Les six salles d’opération sont ultramodernes.

Surtout, chaque mètre cube d’oxygène et chaque compresse sont pris en compte, de sorte qu’on pourra enfin avoir une juste idée des coûts des interventions et éventuellement ajuster le financement des hôpitaux en conséquence.

Fait important, tous les chiffres sont dévoilés au ministère de la Santé. Les livres sont complètement ouverts.

Les deux médecins propriétaires et leur équipe travaillent d’arrache-pied pour en faire un succès, ne gaspiller ni temps ni matériel, tout en respectant le cadre très exigeant du système. Il faut dire que leur motivation est grande, puisqu’ils ont mis 1,5 million de leur poche sur un projet qui a coûté 10 millions (probablement deux fois moins qu’au public, disent-ils).

30 % plus productifs

Les premiers résultats à ce jour sont frappants. Depuis un an, les médecins spécialistes qui y ont opéré des cataractes ont augmenté leur volume d’opérations de 30 %. Tous sont plus productifs, sans exception. Un des médecins a même réalisé 26 opérations de cataractes dans son quart de travail, contre 16 habituellement ailleurs.

« La différence, c’est l’engagement. Tout le personnel pousse dans la même direction, plutôt que de tirer chacun sur leur bout de couverture, comme à l’hôpital », explique la copropriétaire, Aline Dorval. L’autre copropriétaire, le chirurgien Hugo Viens, attribue surtout l’amélioration au processus menant à l’opération.

Un exemple : les médecins ne se permettent pas d’arriver en retard pour une opération qui commence à 7 h 30 le matin. Ce genre de retard engendre des coûts, puisque les infirmières et autres employés sont payés pendant ce temps (1).

Autre exemple : les médecins qui proviennent de trois hôpitaux différents échangent sur leurs méthodes, ce qui les pousse à s’améliorer (2). Pour tout cela, la clinique reçoit une petite marge de profit de 10 %.

Bref, un possible beau succès, rempli de ces innovations qui font cruellement défaut dans le système de la santé.

Or voilà, Chirurgie DIX30 a de multiples bâtons dans les roues. D’abord, un reportage récent du Journal de Montréal lui reproche d’être dans la circonscription de Gaétan Barrette. 

À lire le reportage, on a la nette impression que le ministre a versé une subvention de 3,4 millions à la clinique pour la sortir de difficultés financières, alors que l’argent a tout simplement servi à payer les chirurgies, comme dans tout hôpital.

« Favoritisme »

Le PQ parle de « favoritisme », puisque les deux autres cliniques du projet pilote, situées dans d’autres circonscriptions, ont reçu beaucoup moins. Dans les faits, les deux autres cliniques étaient essentiellement moins développées ou moins transparentes.

Mais le pire n’est pas là. Le pire vient de l’attitude de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), le puissant syndicat médical en négociations pour ses médecins surpayés.

Figurez-vous que la clinique est incapable de recruter des anesthésistes pour certaines grosses opérations d’un jour, comme les interventions au genou ou à l’épaule. La raison ? Les anesthésistes bouderaient le mode de rémunération à l’acte de la clinique, apparemment moins avantageux que le mode mixte versé à l’hôpital (3).

Pour corriger la situation, Gaétan Barrette a adopté un décret pour autoriser le même mode mixte à la clinique qu’à l’hôpital, et qui devrait être en vigueur début juin.

Mais devinez quoi ? La FMSQ s’y oppose et menace même de poursuivre le gouvernement, sous prétexte que le mode mixte est réservé aux hôpitaux, non aux cliniques. Il n’a pas été possible de parler à un représentant de la FMSQ à ce sujet avant de publier, mais il appert que le syndicat craindrait que ce mode apparemment moins avantageux ne s’étende aux autres cliniques.

Bref, pour toutes sortes de raisons, ce projet innovateur et essentiel se heurte à une farouche résistance. La situation est désolante quand on sait à quel point le Québec a besoin d’air frais en santé. Et quand on se rappelle une récente étude de CIRANO selon laquelle aucun des 28 facteurs clés de l’innovation en santé n’est significativement présent au Québec. Aucun !

1. Dans le réseau, le tarif pour les opérations avant 8 h le matin a même été majoré pour inciter les médecins à se présenter à l’heure.

2. Les médecins ont le droit d’y opérer uniquement si leurs hôpitaux respectifs les y autorisent.

3. Le mode mixte : 600 $ par jour, plus 90 % du tarif à l’acte.

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