La Presse en Italie – Trafic sexuel des migrantes

« Quelque chose de terrible se passe ici »

En Italie, le nombre de migrantes victimes d’exploitation sexuelle a explosé ces dernières années. Traitées comme des esclaves par des réseaux criminels, des filles de plus en plus jeunes, le plus souvent originaires du Nigeria, voient leur rêve d’une vie meilleure échouer sur un trottoir d’Europe. À Rome et à Palerme, Rima Elkouri est allée à la rencontre de ces oubliées de #metoo.

À la rencontre de Father

Rome — « Tu auras du mal à trouver des filles qui veulent te parler. Parce qu’elles ont honte et qu’elles ne te connaissent pas… Même pour celles qui s’en sont sorties, c’est douloureux. Il faut respecter ça. »

L’homme qui me parle est un prêtre catholique à Rome dans la soixantaine. Un prêtre peu conventionnel, sorte de travailleur social arborant le col romain, qui conserve dans son carnet de contacts le numéro de téléphone de plusieurs femmes nigérianes victimes d’exploitation sexuelle. Elles ont aussi son numéro. En cas de désespoir, pour certaines, c’est comme le 911.

Elles l’appellent Father. Il les appelle par leur prénom. Joy, Blessing, Tess…

Certaines s’en sont sorties. La plupart, non.

Pendant des années, Father s’est joint à des bénévoles qui allaient à la rencontre de ces filles aux alentours de Rome. Des filles réduites à vendre leur corps pour 20 euros la passe, parfois moins, dans des buissons, sur le bord de la route, pour rembourser leur « rêve » européen.

« Je suis un prêtre et mon approche est avant tout pastorale. Mais bien sûr, nous ne faisons pas que prier et faire des signes de croix. »

Il s’agit surtout pour lui de tisser des liens avec ces filles, de les traiter comme des êtres humains.

« Des centaines d’hommes ont touché leur corps. Mais elles sont très, très seules. Lorsqu’elles ont besoin d’aide, elles n’ont personne sur qui compter. »

— Father

***

On est plus souvent touché par des histoires que par des statistiques. Mais à l’origine de ce reportage sur la traite des femmes nigérianes, il y a d’abord eu ce chiffre qui m’a indignée : 80 %.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime que 80 % des migrantes nigérianes arrivées en Italie pourraient être des victimes de la traite des femmes, envoyées en Méditerranée comme des marchandises et forcées de se prostituer une fois débarquées en Europe. Quatre-vingts pour cent ! Comment est-ce encore possible en 2018, à l’heure de #metoo, que des filles soient ainsi réduites à la chaîne au statut d’esclave sexuelle ?

J’ai eu envie de comprendre la tragédie qu’il y avait derrière cette statistique. Qui sont ces filles dont le nombre a explosé depuis 2014 ? Qui les exploite ? Comment se font-elles prendre ? Comment s’en sortent-elles ? Que fait-on pour que leur exploitation cesse ?

Pour obtenir des réponses, j’ai frappé à plusieurs portes. La première qui s’est entrouverte a été celle de Father, ce prêtre romain, qui a aidé plusieurs femmes à sortir de la rue.

Father acceptait de me parler à une seule condition : ne pas être nommé. Il ne veut pas s’attirer d’ennuis. Des organisations criminelles contrôlent la traite des femmes nigérianes. Et puis, il a toujours fait ce travail dans la plus grande discrétion.

***

Father est d’abord sur ses gardes avec moi. Il dit avoir vu trop de reportages sensationnalistes sur ces enjeux. Des reportages qui ne font que choquer sans parler de la racine du problème.

Et quelle est la racine du problème, selon vous ?

« C’est un enjeu de justice sociale. Pourquoi ces filles n’ont-elles pas les mêmes droits que nous ? »

Ces filles sont réellement des esclaves modernes, victimes d’exploitation sexuelle. On leur a menti dès le départ en leur faisant croire que ce serait le paradis pour elles en Europe.

« Pourquoi une fille devrait-elle ainsi quitter son pays, traverser le désert, risquer sa vie ou la perdre en traversant la mer ? Pourquoi n’est-elle pas auprès de sa famille ? Pourquoi ne va-t-elle pas à l’école ? Pourquoi son pays ne lui offre-t-il pas mieux ? Et, d’un autre côté, pourquoi la demande pour le sexe est-elle si élevée en Europe ? Pourquoi des clients acceptent de coopérer dans ce business ? »

Ce qui le choque, c’est l’absence de compassion des clients. « Elles ont sans doute le même âge que leurs filles ! Accepteraient-ils que leur propre fille soit traitée de la sorte ? Alors pourquoi l’accepter pour elles ? »

Après plus d’une heure d’entretien, je répète à Father que j’aimerais rencontrer des filles victimes de la traite. Le prêtre réfléchit en silence. Puis, il me fait une proposition. « Ce serait très intéressant si tu pouvais allez voir par toi-même l’endroit où ces filles travaillent. Si tu veux, je peux t’accompagner demain après-midi sur la route de campagne où elles se tiennent. »

Proposition acceptée.

Sonia rêve du Canada

Rome — À l’approche du Red Light de la campagne romaine, Father me demande de ranger mon calepin. « Je ne voudrais pas qu’elles pensent que nous sommes des policiers. »

Nous sommes à moins d’une heure de la capitale, mais on s’y sent déjà très loin, dans un paysage vallonné et paisible. Le temps est radieux, en cet après-midi de juin.

« Voilà, c’est ici », dit le prêtre qui est au volant. Il ouvre sa fenêtre et sourit en saluant de la main les filles que nous croisons. Des jeunes femmes originaires du Nigeria pour la plupart, qui, en plein jour, font le « trottoir » sur cette route de campagne sans trottoir.

« Certaines arrivent en Italie vraiment innocentes. Elles croient qu’elles viennent faire du gardiennage. À leur arrivée, elles découvrent la face cachée de la Lune. » 

— Father

« Sur la route, poursuit-il, la première fois qu’elles croisent des filles dévêtues, elles demandent : “Pourquoi sont-elles à moitié nues ? N’ont-elles pas honte ?” On leur répond : “Enlève ta robe. Voilà le travail qui t’attend.” »

Celles, de plus en plus nombreuses, qui savent très bien qu’elles ne feront pas de gardiennage en Italie n’imaginent pas pour autant les conditions terribles dans lesquelles elles auront à se prostituer.

En poursuivant notre chemin, nous croisons d’autres filles en petite tenue. À certains endroits, on ne voit qu’une chaise de plastique devant des buissons. De simples parapluies servent de paravents lorsqu’un client s’arrête.

Father immobilise la voiture devant une jeune femme qui attend sur sa chaise. Elle porte une robe moulante verte, très courte et ornée de dentelle. Un médaillon de Jésus sur la poitrine, des rallonges tressées bordeaux. Beaucoup de maquillage ne parvient pas à masquer une tristesse au fond de son regard.

Father l’interpelle en anglais. « Bonjour ! Je suis un prêtre. J’avais l’habitude de venir ici rencontrer les filles et prier avec elles. Serais-tu d’accord pour que l’on vienne prier ensemble ? »

La jeune femme le regarde, l’air craintif. « D’accord », dit-elle d’une voix timide.

Il se présente. « Comment t’appelles-tu ?

— Sonia.

— Tu as l’air si jeune, Sonia. Quel âge as-tu ?

— Vingt-cinq ans…

— Depuis combien de temps es-tu ici ?

— Six mois.

— Est-ce qu’il y a des gens qui viennent te donner un coup de main ? Tu as accès à des condoms et à tout ce qu’il te faut ? »

Elle fait oui de la tête.

« Est-ce que tu connais Cynthia ? J’avais l’habitude de venir dans le coin prier avec elle.

— Elle ne travaille plus ici. Elle en avait assez des carabinieri… Moi aussi, ils viennent souvent m’embêter. Je dois me cacher chaque fois. J’en ai des marques plein les bras », dit-elle en nous montrant ses bras lacérés par des branches.

Father me présente à Sonia. « Rima vient du Canada », précise-t-il. Le visage de Sonia s’éclaire. « Oh ! J’aimerais tant y aller ! »

Je lui demande ce qu’elle rêverait d’y faire. « Tout travail sauf celui-ci. » Elle a une moue de dégoût et baisse les yeux. « Je pourrais faire du ménage, de la cuisine, de la coiffure… »

Une voiture s’avance sur le chemin de terre où nous nous trouvons. Sans doute un client. En nous voyant, l’homme rebrousse chemin.

Father sort de sa poche des chapelets de différentes couleurs. « Lequel aimerais-tu, Sonia ? »

Elle en choisit deux, un vert et un multicolore aux couleurs de l’Afrique. Elle les met autour de son cou.

« Prions ensemble », dit Father, qui prend la main de Sonia et m’invite à me joindre à son cercle de prière.

Il récite une longue prière. « Je prie pour que Sonia puisse obtenir ce qu’elle veut et ne plus avoir à vendre son corps… »

Puis, c’est au tour de Sonia, qui prie à voix haute, les yeux fermés, comme si sa vie en dépendait.

***

C’était la fin de l’après-midi. Le temps était toujours radieux. L’heure où les filles qui font le trottoir se rhabillent pour prendre le bus du retour.

Sur la route, nous croisons une jeune femme que Father connaît. Elle porte un legging noir et un T-shirt. Elle fait un grand sourire à Father dès qu’elle croise son regard.

« C’est un rendez-vous fixé par Dieu ! », dit le prêtre, qui offre à la jeune femme de monter avec nous plutôt que d’attendre le bus.

Elle accepte en souriant.

« Lorsque je vous ai vu, je me suis dit, c’est mon Père ! Here’s my Father !

— Et moi, je me suis dit : c’est ma fille. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai inscrit ton nom sur mon téléphone. Daughter. »

Autrefois, Father a aidé cette jeune mère à sortir de la rue, à régulariser son statut et à trouver du travail. Ce n’a pas été évident. Daughter n’est jamais allée à l’école. Elle ne sait ni lire ni compter. Elle ne peut même pas déchiffrer le numéro du bus. Elle doit se rappeler la forme des chiffres pour se diriger.

Father était visiblement content de la revoir. Comme un père heureux de retrouver sa fille. En même temps, même s’il n’en laissait rien paraître, je me demandais si, au fond de lui, il n’était pas déçu. Car de toute évidence, si la jeune femme traînait à cette heure-ci sur cette route de campagne, c’est qu’elle était retournée faire le trottoir.

Nous avons déposé Daughter près de la banlieue où elle habite et repris l’autoroute vers Rome. Je demande à Father s’il est découragé par l’impasse dans laquelle se trouvent Daughter et tant d’autres.

Il me dit que non. « Dieu est patient », dit-il, en fixant la route devant lui. « Dieu est patient », répète-t-il encore.

Moi, plus j’avancerai dans ce reportage, moins je le serai.

Tracy attend des jumeaux

PALERME — « Venez vers 11 h à la messe. »

Le révérend David Sadiq m’a invitée dans son église évangélique de Palerme, fréquentée par la communauté nigériane. Très au fait de l’exploitation sexuelle dont sont victimes un grand nombre de ses fidèles, il croit qu’il est important d’en parler. « Si vous pouvez donner une voix à ces filles, s’il vous plaît, faites-le. Quelque chose de terrible se passe ici. »

Le révérend s’inquiète de l’indifférence que leur sort suscite. « Est-ce parce que ces filles sont noires que personne ne s’intéresse vraiment à leur sort ? En plus, ce sont des migrantes… Alors, on se dit : ce n’est pas notre responsabilité. On les regarde comme si leur vie ne valait rien. »

La messe a lieu au deuxième étage d’un immeuble décrépit. De la rue, on entend le son d’une batterie et le prêche du révérend. Dans une salle au décor kitsch, tapis rouge et rideaux bleu royal, l’atmosphère est survoltée. Des fidèles, jeunes pour la plupart, chantent et dansent, les yeux fermés, comme s’ils étaient en transe.

À la fin d’un sermon enflammé, le révérend me propose d’aller moi-même au micro expliquer aux fidèles la raison de ma présence.

Je m’avance hésitante devant l’autel. « Hello, everyone… My name is Rima… »

J’explique que je suis une journaliste du Canada, que je suis troublée par le nombre effarant de femmes nigérianes qui sont forcées de se prostituer en Italie. « Beaucoup de gens parlent d’elles. Mais elles, on ne les entend pas. Si vous voulez me parler, je serai dans le bureau tout au fond. »

***

C’est ainsi que j’ai rencontré Tracy.

La jeune femme de 23 ans a une cicatrice sur la joue. Des faux cils et un chapelet en perles de plastique blanc autour du cou. Elle porte un survêtement rose avec une fermeture éclair dorée qui recouvre son ventre bombé.

Elle pose sa main sur son ventre. « Je suis enceinte de jumeaux… Deux garçons. » Elle sourit.

Tracy me raconte qu’elle est arrivée en Italie six mois auparavant. Elle est originaire de l’Edo, au Nigeria. Elle vient d’une famille très pauvre. « Mon père était malade. Ma sœur était malade. J’avais besoin d’argent. Je ne peux pas mendier… Alors j’utilise mon corps. »

Elle travaille dans une maison close de Palerme, qu’on appelle ici connection house. Vingt euros par client. Elle en garde 15 et en donne 5 à la « madame », le plus souvent une ex-prostituée devenue proxénète. « Nous ne faisons pas ce métier par choix. Nous le faisons parce que nous devons survivre. »

Tracy dit qu’elle doit rembourser 25 000 euros pour le voyage qui l’a menée en Europe. « Beaucoup sont morts au cours de la traversée. Je suis encore en vie. Je suis reconnaissante pour ça. » Elle sourit.

Ce n’était pas sa première traversée en enfer. « J’ai été kidnappée au Nigeria alors que je n’avais que 18 ans. C’est comme ça que j’ai perdu ma virginité.

« J’étais à vélo. Je rentrais dans mon village. »

Elle me montre des cicatrices sur ses bras. « Trois autres filles ont été kidnappées aussi. Ils ont tué tout le monde sauf moi. J’ai eu des coups de couteau sur mon corps. »

Elle est tombée enceinte quelques semaines après son arrivée en Italie. « Le père est un gars qui m’a fait croire toutes sortes de choses. » Elle était déprimée au début de sa grossesse. « Je prenais de la cocaïne. Je m’autodétruisais. »

Elle pose encore sa main sur son ventre et parle de ses jumeaux à naître. « Des fois, je suis très en colère. Je ne peux pas être toute seule. Parce que si je suis toute seule, je deviens folle et je les déteste. Et quand je suis avec tout le monde, je les aime. »

Il y a des jours où elle se permet de rêver. « J’aimerais que mes fils soient instruits, qu’ils puissent aller à l’école. J’aimerais que l’un soit médecin, l’autre, avocat. Et qu’ils prennent soin de moi. Je vais leur dire que je n’ai pas toujours été bonne comme personne. Mais je serai une bonne mère. »

« Je veux juste vivre comme n’importe qui. Il me reste l’espoir, mes bébés et Dieu. Basta. »

***

Juste avant Tracy, une autre jeune femme était venue s’asseoir devant moi pour témoigner. Turban noir, chemise fleurie, lunettes, elle a une allure de jeune fille rangée, étudiante à l’université.

« Par où veux-tu que je commence ? Par la Libye ou avant ? »

« Comme tu veux… »

« Au Nigeria, avant le départ, on nous promet que nous aurons un travail payant. Coiffeuse. Gardienne. Femme de ménage…

« Pour arriver en Libye, c’est terrible. Nous passons à travers le désert. Certains meurent. Certains survivent. Certains sont enterrés dans le désert.

« En Libye, ils nous utilisaient, nous, les filles, pour faire de l’argent. On bat les filles. On les enferme dans des chambres pour des mois. Sans nourriture. Une fois par jour, du pain noir. »

— Jeune migrante nigériane

« Si vous n’avez pas d’argent pour payer le voyage en Europe, ils vous vendent à une madame. On achète des filles en prison. On envoie les filles dans des connection houses où elles sont torturées.

« De la Libye, on prend un bateau gonflable. Quatre jours en mer. Certains meurent. »

La douceur de sa voix tranche avec la dureté de son récit. Elle poursuit d’un ton monocorde.

« En arrivant ici, tout le monde espère travailler. On vous demande de vous promener à moitié nues. Si vous refusez, ils vous battront, vous enfermeront, vous affameront. »

Pourquoi les filles ne s’enfuient-elles pas ? 

« À cause de la peur. Elles reçoivent des menaces. Elles ont peur pour leurs parents. On menace leur vie et celle de leurs proches. »

« Et toi, dans tout ça ? Tu as vécu ce que tu décris ou tu me parles comme témoin ? »

Elle a baissé le regard comme si quelque chose se brisait en elle.

« Il y a des parties que je connais bien… »

La mafia de la traite

Palerme — Il y a eu Favour Adekunle. Elle était forcée de se prostituer à Palerme. Son corps a été trouvé brûlé, le 20 décembre 2011. Elle avait 20 ans.

Quelques semaines plus tard, il y a eu Loveth Edward. Forcée de se prostituer elle aussi. Trouvée morte. Nue dans la rue, près du tribunal de Palerme, le 6 février 2012. Elle avait 21 ans.

Il y a eu Bose Uwadia. Trouvée la veille de Noël 2013, à Trapani, à une heure et quart de Palerme. Elle avait réussi à quitter la prostitution puis était retournée dans la rue. Elle était mère de trois jeunes enfants. Elle était sortie leur acheter des cadeaux. Elle n’est jamais revenue. Elle a été étranglée à mort. Elle avait 35 ans.

Dans un café animé de Palerme, Osas Egbon énumère le nom de ces femmes nigérianes au destin tragique, en réponse à la première question que je lui ai posée : comment est née votre association ? « C’est une longue histoire », me dit la fondatrice de Femmes de Benin City, association d’ex-victimes de la traite venant en aide à celles qui sont prises au piège en Sicile. 

En 2015, le groupe d’entraide est né de l’indignation provoquée par le sort tragique réservé à de trop nombreuses femmes nigérianes et de la volonté de survivantes de la traite de prendre le problème à bras-le-corps. Elles se sont dit : « Nous sommes les premières victimes. Nous devons être les premières protagonistes. »

Originaire de Lagos, au Nigeria, Osas est elle-même une ex-victime, envoyée sur le trottoir en 2002, à l’âge de 25 ans. Elle a réussi à s’en sortir deux ans plus tard, grâce à l’aide d’une travailleuse sociale qui l’a repérée lors d’une maraude. On l’a aidée à trouver un travail de femme de ménage dans une salle de réception où ont lieu des mariages.

Depuis sa création, l’association Femmes de Benin City a aidé 26 femmes à sortir de la rue. Dix d’entre elles travaillent au sein de l’association. Le fait d’avoir la même culture d’origine que les victimes permet de créer un meilleur lien de proximité avec les filles. Les femmes de l’association sont particulièrement bien placées pour convaincre les victimes que le « juju », ce rituel vaudou souvent pratiqué avant leur départ afin de garder une emprise sur elles, n’a aucune valeur, qu’il a même été révoqué il y a quelques mois par une autorité religieuse du Nigeria.

Le « juju » agit comme un pacte qui condamne la victime au silence et à la soumission. On lui fait croire que si elle rompt le pacte, cela entraînera une malédiction pour elle ou sa famille. Et tant que les filles y croient, la peur les empêche d’échapper à leurs bourreaux.

Malheureusement, les ressources sont insuffisantes, déplore la fondatrice de Femmes de Benin City, qui aimerait notamment voir davantage de soutien à l’insertion en emploi offert aux femmes. « Si des prêtres et des sœurs ne font qu’aller dans la rue prier avec les filles et leur offrir des chapelets, elles vont rester dans la rue », dit-elle. 

« Ce qu’il faut, c’est les encourager avec des propositions d’emploi concrètes. Que ce soit du ménage ou prendre soin de personnes âgées, elles vont le faire si le salaire leur permet de payer leur loyer. »

— Osas Egbon, fondatrice de Femmes de Benin City

***

Nino Rocca se joint à notre table. Militant antimafia bien connu à Palerme, il a contribué à la création de l’association Femmes de Benin City.

Lorsqu’on évoque la lutte antimafia en Sicile, on pense bien sûr à Cosa Nostra. Mais avec l’arrivée du Black Axe, l’organisation criminelle nigériane qui contrôle le trafic sexuel et une partie du trafic de drogue, la donne a changé. Pour la première fois en Italie, on a traduit en justice une organisation non liée à la mafia traditionnelle en utilisant la loi antimafia. Mais il faudrait aller plus loin, croit le militant. « La victime de trafic n’est pas considérée comme une victime de la mafia. » Or, elle l’est aussi, explique-t-il. 

« Le Black Axe est une organisation mondiale très sophistiquée implantée dans différentes villes d’Italie et ailleurs en Europe. On la trouve aussi en Colombie et aux États-Unis. Sa centrale se trouve à Benin City, au Nigéria. Nous faisons face à une organisation criminelle mafieuse. »

Les mêmes mesures mises en place par la société civile pour contrer la mafia italienne – offrir des conditions pour mener une vie normale – devraient être mises de l’avant pour des filles forcées par le Black Axe à se prostituer, croit-il. « Si on veut sortir une fille d’une connection house, il faut lui offrir une solution de rechange. Une maison, un travail… Si on n’a rien à lui offrir, elle va rester dans l’organisation. Et après avoir été une victime, elle deviendra à son tour une “madame” proxénète. »

***

D’un point de vue juridique, le fait d’utiliser la loi antimafia pour traduire en justice des membres du Black Axe n’est pas un détail, m’explique Calogero Ferrara, procureur de la section antimafia de Palerme.

« Utiliser la loi antimafia, ça change tout. Si un homme tue sa femme, c’est un crime sérieux, mais on ne parle pas de crime organisé. Avec la loi antimafia, le niveau de preuve exigé est beaucoup plus bas. Les pouvoirs d’enquête sont beaucoup plus grands », dit-il.

Officiellement, la mafia sicilienne ne touche pas au commerce du sexe car cela contrevient à ses valeurs catholiques. Elle a une entente tacite avec la mafia nigériane pour lui céder une partie de son territoire.

Depuis quelques mois, le procureur de Palerme travaille en collaboration avec une procureure au Nigeria pour lutter plus efficacement contre le Black Axe. Pour l’heure, plus d’une vingtaine de membres de l’organisation criminelle ont été arrêtés et traduits en justice. La preuve passe principalement par l’écoute électronique. On a notamment entendu des trafiquants parler du viol d’une victime et se réjouir du fait que leur « marchandise » lucrative, transportée en mer de la Libye à la Sicile, n’ait pas fait naufrage. Ils l’ont fait parfois en employant des termes très crus, ce qui tranche avec le langage plus codé de Cosa Nostra. « Disons que la mafia sicilienne est plus habituée à l’écoute électronique… »

Le courage de Blessing

Tout en haut de ma liste de personnes que je voulais rencontrer pour ce reportage, il y avait Blessing Okoedion, 31 ans. Une des rares ex-victimes de la traite des Nigérianes en Italie à oser en parler publiquement, elle est considérée comme une héroïne de la lutte contre le trafic sexuel.

Blessing a quitté le Nigeria pour l’Espagne, puis l’Italie, en 2013 avec la promesse qu’elle y trouverait un bon emploi en informatique, son domaine d’études. Mais très vite, elle a réalisé que le « bon emploi » qui l’attendait était le trottoir de Naples et une dette de 65 000 euros à rembourser. « Je savais que le trafic humain et l’exploitation sexuelle existaient. Mais je n’avais jamais pensé que ça pouvait m’arriver ! », me raconte la jeune femme, rencontrée en marge d’une conférence sur un projet d’entrepreneuriat féminin à Rome visant à aider les victimes d’exploitation sexuelle.

Au moment où elle a été prise au piège, Blessing vivait à Benin City, dans l’Edo, un État pauvre du sud-ouest du Nigeria où sont recrutées de nombreuses filles destinées à la traite. « J’avais mon propre commerce. Et là, j’ai rencontré une femme en qui j’avais entièrement confiance. C’est elle qui m’a fait la proposition. » Blessing ne l’avait jamais soupçonnée de quoi que ce soit. Elle s’est sentie trahie.

« Quand j’ai réalisé que je m’étais fait prendre par des trafiquants, j’étais très en colère. J’étais embrouillée aussi. Je ne savais pas quoi faire. J’étais dans un pays étranger dont je ne parlais pas la langue. Je ne savais pas qui aller voir pour obtenir de l’aide. »

— Blessing Okoedion

Dans la rue, des filles qu’elle a rencontrées lui ont dit : « Tu vas t’habituer… C’est juste une question de temps. »

Trois jours après son arrivée en Italie, Blessing sentait qu’il lui serait impossible de s’habituer à n’être qu’un corps à vendre. Elle a rassemblé son courage pour demander de l’aide. « J’ai décidé de me frayer un chemin jusqu’à un poste de police avec l’aide d’un homme nigérian, qui y est allé avec moi. » Elle a dénoncé ses trafiquants et a été conduite dans un refuge.

Exploitation et pauvreté

Aujourd’hui, Blessing travaille comme médiatrice culturelle, notamment au sein de Slaves No More, ONG qui lutte contre le trafic sexuel. Une mission qui passe aussi par la lutte contre la pauvreté et pour l’égalité, observe-t-elle. « On doit parler de la pauvreté dans les pays du Sud… La plupart des filles qui sont victimes sont des filles des régions rurales. Elles quittent leur zone de confort avec la promesse d’un meilleur emploi pour aider leur famille. Ce qu’on doit considérer aussi, c’est le déplacement de la responsabilité parentale aux filles de la famille. En Afrique, ce sont elles qui héritent de cette responsabilité. On s’attend à ce qu’elles se marient jeunes pour aider leur famille. »

Blessing est l’auteure d’un livre intitulé Le courage de la liberté, récemment traduit de l’italien à l’anglais (Paoline, 2018), dans lequel elle raconte son histoire.

« J’ai écrit un livre pour que les autres filles sachent que nous avons droit à la liberté. Personne ne peut nous dénier ce droit et étouffer nos voix. Personne ne peut décider pour nous la vie que nous devons mener. Personne ne peut nous enchaîner comme des esclaves. Nous avons le droit de dire : non ! »

Encore aujourd’hui, lorsque Blessing demande des indications à un homme italien dans la rue, on lui demande combien elle coûte. « C’est humiliant ! »

En écrivant ce livre, Blessing a également voulu s’attaquer au racisme et au sexisme qui sous-tendent de telles attitudes. « J’ai aussi écrit ce livre pour rappeler aux Italiens et à tout le monde que nous sommes des êtres humains… Nous ne sommes pas des produits à vendre. Chaque vie humaine est sacrée et devrait être respectée. »

Cinq questions sur la traite

Plus de 80 % des migrantes nigérianes sont destinées à la traite en Italie. Entretien avec Sergio Cipolla, président de Coopération internationale Sud Sud, à Palerme, qui tente de détecter dans les ports siciliens les victimes potentielles.

Comment intervient-on auprès des migrantes victimes de traite ?

À partir du moment où, dans les ports italiens, on a près de 8000 femmes, et parfois des mineures, qui arrivent, il faut absolument faire tout notre possible pour éviter qu’elles puissent finir dans le circuit de traite. Auparavant, les femmes nigérianes arrivaient avec de faux visas, avec des billets d’avion. Aujourd’hui et depuis quelques années, la difficulté, c’est qu’elles sont mélangées avec les autres migrants sur les bateaux qui arrivent. Et souvent, elles ont dans leur poche un bout de papier sur lequel elles ont un numéro. Un contact à appeler dès qu’elles mettent le pied sur le territoire italien. Cela rend la durée d’intervention possible extrêmement réduite. Il faut réussir à les intercepter avant qu’elles composent ce numéro.

Qu’arrive-t-il si elles composent ce numéro ?

Si elles appellent, on ne les reverra jamais. Car une fois qu’elles sont en contact avec le réseau de traite, c’est extrêmement difficile de les récupérer. À la fois parce qu’elles font partie d’un réseau où elles sont menacées. Mais aussi parce qu’elles sont géographiquement emmenées ailleurs. Dans d’autres villes, soit d’Italie, soit d’Europe. C’est très difficile de les retrouver.

C’est extrêmement dur aussi pour nous de savoir combien de ces femmes finissent à Palerme dans un réseau de traite. On estime qu’elles sont entre 200 et 400. Parmi elles, en moyenne, il y en a trois à cinq chaque année qui finissent véritablement par sortir de la traite.

Qui est chargé d’intervenir auprès des victimes potentielles ?

Ce qui rend ce travail extrêmement difficile, c’est que peu de personnes sont véritablement compétentes au moment du triage pour reconnaître les signaux objectifs ou subjectifs qui font penser à une éventuelle victime de traite. Les plus aptes à le faire sont les employés de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Or, seules quatre personnes sont présentes pour toute la Sicile pour gérer l’arrivée de 20 000 à 30 000 personnes migrantes. C’est la raison pour laquelle des associations de la société civile comme la nôtre tentent de leur venir en aide en mettant des ressources humaines à leur disposition.

Quel est le profil type des victimes ?

Elles sont de plus en plus jeunes et de moins en moins instruites. Elles proviennent de régions rurales du Nigeria éloignées et isolées. Elles ne sont pas alphabétisées dans un contexte culturel où il y a une énorme influence de la télévision, de téléromans ou de films qui présentent des modèles culturels basés sur l’argent, la richesse et l’exposition de cet argent et de cette richesse.

Il y a une énorme responsabilité des familles qui, souvent, savent et n’en ont rien à faire. Tous les témoignages que nous avons à ce sujet, c’est que même quand les familles savent, elles s’en foutent complètement et n’aident pas les filles à s’en sortir. Parce qu’elles voient uniquement la source d’argent qu’elles pourraient perdre si les filles sortaient du système de traite.

Qu’en est-il de la responsabilité des clients qui encouragent ce système de traite ?

On fait à ce sujet du travail de sensibilisation qui est tout aussi important. Pour la simple et bonne raison que si la traite existe, c’est parce qu’il y a des clients. Le problème en Italie, c’est qu’on a un bassin de clients énorme. On parle de millions de personnes. La traite a ouvert un champ encore plus grand de clients avec les prix des prestations sexuelles qui ont baissé de manière importante. Les tarifs sont d’environ 20 euros, mais ça peut même être moins dans certaines circonstances. Avec ces tarifs, même des adolescents qui vont à l’école peuvent être des clients. Il faut donc éduquer les garçons autrement et prendre conscience du fait que la traite est un système coercitif et violent.

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