Hommes et fausses couches

Emprisonnés dans le silence

La fausse couche était imminente. Mathieu et Josiane*, déjà parents d’un garçon de 2 ans, le savaient.

Quelques jours plus tôt, après l’échographie de routine du premier trimestre de grossesse, on leur a annoncé que le cœur de leur enfant ne battait pas. Josiane a pris les médicaments prescrits et a attendu. La vie s’est échappée d’elle quelques jours plus tard. Mathieu, le cœur en miettes, a pris les restes de son minuscule garçon et les a incinérés dans le foyer. Les poussières d’ange sont conservées précieusement dans une boîte en argent, dans le salon familial.

« Pour moi, ce n’était pas un simple fœtus, confie Mathieu, 39 ans. C’était mon enfant, que je ne connaîtrai jamais. C’était la mort d’un rêve. Mais pour les autres, autant le personnel soignant que mon entourage, ce n’était rien ! »

« Pour les autres, il fallait que je passe à autre chose, surtout que je n’avais même pas le mérite d’avoir porté mon enfant. J’étais juste le père. Ma peine, je l’ai endurée seul très longtemps… »

— Mathieu, 39 ans

Il faut dire que, socialement, la fausse couche est une complication de grossesse si fréquente qu’elle en devient banale. Environ une grossesse déclarée sur cinq se termine avant la 20semaine de gestation. Concrètement, cela se traduit par de 18 000 à 20 000 fausses couches au Québec chaque année. Si des parents n’éprouvent qu’une déception à la suite de cet échec, d’autres vivent un véritable deuil. Un sentiment trop souvent incompris, particulièrement chez les papas, que l’on présume peu attachés à leur enfant à ce stade de la grossesse.

« Il est vrai que l’attachement de l’homme est différent, car il n’expérimente pas les symptômes de la grossesse », observe Francine De Montigny, professeure à l’Université du Québec en Outaouais, qui s’intéresse depuis longtemps à la santé mentale des pères et au deuil périnatal. « Pour le père, le bébé devient plus concret quand il le voit à l’échographie et le sent bouger. Son attachement – et l’ampleur de son deuil s’il y a une fausse couche – dépend en grande partie de ces détails, mais aussi de l’accès au ventre de la mère, du temps requis pour la conception, des projets imaginés pour l’enfant, etc. »

DEUIL DIFFÉRENT, MAIS LÉGITIME

Les pères vivent le deuil périnatal différemment de leur conjointe. « En plus d’être tristes, ils se sentent impuissants devant la souffrance de la mère », remarque Manon Cyr, infirmière clinicienne qui a mis au point un programme de soutien en deuil périnatal pour le CSSS Vaudreuil-Soulanges. « Responsables et protecteurs, ils ont le sentiment qu’ils doivent tout prendre en charge. »

Quitte à s’oublier, comme l’illustrent les résultats d’une étude publiée à l’été 2014 par l’organisme anglais Miscarriage Association et l’University College London. Des 160 pères sondés, 85 % avaient réagi avec tristesse à l’annonce de la perte de leur enfant, mais 46 % n’ont pas partagé leurs émotions avec leur conjointe de peur de lui causer du tort ou de mal s’exprimer. Par la suite, la moitié a eu du mal à dormir et à travailler. D’autres recherches ont aussi démontré que ces hommes étaient plus à risque d’êtres dépressifs.

« Une conspiration du silence affecte les hommes : les femmes ont l’impression qu’ils s’en fichent parce qu’ils ne parlent pas, alors qu’eux préfèrent se taire pour mieux soutenir leur amoureuse. »

— Ruth Bender-Atik, directrice de la Miscarriage Association, en Angleterre

Pendant des mois, Mathieu a servi de « punching bag émotionnel » à Josiane. « Elle se défoulait sur moi, à tel point que j’oubliais que c’était en raison de son deuil, se rappelle-t-il. J’étouffais. Je croyais que notre mariage était en train de s’écrouler. » C’est après avoir rencontré une psychologue que le couple s’est retrouvé. Depuis, Josiane a mis au monde un second garçon et elle est actuellement enceinte d’une fille. « Je suis heureux de la tournure des événements, mais il reste que, désormais, je ne vois rien de beau dans une grossesse, déclare Mathieu. C’est très stressant pour moi. »

AGIR AU LIEU DE PARLER

Comment mieux soutenir les papas endeuillés ? Il faudrait d’abord que le système de santé prenne correctement en charge les couples qui vivent une fausse couche.

« Les parents sont laissés à eux-mêmes, déplore Manon Cyr, aussi coauteure du livre Fausse couche, vrai deuil. On leur donne peu de renseignements sur ce qui les attend après la fausse couche. Les hôpitaux ne nous les envoient pas (pour le programme de soutien en deuil périnatal). Ils leur donnent parfois nos coordonnées, mais les couples n’appellent pas. Ils ont honte de consulter pour quelque chose que plusieurs considèrent comme banal. »

L’hôpital Maisonneuve-Rosemont a récemment mis sur pied un programme pour humaniser les soins offerts aux parents en deuil. « Nous sensibilisons les infirmières cliniciennes spécialisées en deuil périnatal aux différentes retombées de la fausse couche sur la mère, le père et le couple », explique Émilie Lavallée, conseillère clinicienne en soins infirmiers du programme-clientèle de la santé de la femme et de l’enfant.

Au-delà des soins, Manon Cyr et Francine De Montigny estiment toutes deux que les pères devraient avoir droit à un congé après une fausse couche. À l’heure actuelle, le Régime québécois d’assurance parentale ne leur offre rien. Ils peuvent toutefois demander un congé de maladie à leur médecin. « Mais ce n’est pas toujours bien vu dans certains milieux de travail », ajoute Mme De Montigny.

De leur côté, les groupes québécois de soutien en deuil périnatal doivent s’adapter aux besoins des pères, qui les fréquentent peu. « Ils assistent à la première rencontre, parfois à la deuxième si leur conjointe insiste, signale Alexandrine Chappet, animatrice de cafés-causeries pour l’Association des parents orphelins. Actuellement, nous songeons à d’autres avenues pour les rejoindre, comme des rencontres entre papas ou des activités sportives. »

À la Miscarriage Association, on remarque le même phénomène. « Plusieurs voient la fausse couche, de même que l’infertilité, comme un drame très intime qu’ils préfèrent ne pas partager », souligne Ruth Bender-Atik. Ce qui semble faire le plus de bien aux papas anglais, c’est le marathon de Londres. « Ils sont nombreux à y participer afin de recueillir des dons pour notre organisme, explique Mme Bender-Atik. C’est une activité très pratique qui donne un sens à leur deuil et qui leur permet, pour une rare fois, de laisser libre cours à leurs émotions. »

* Les prénoms ont été modifiés.

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