Chronique

Mourir dans l’indignité, bis

Hier, je vous racontais que Louise Laplante, prisonnière de son corps parce que la sclérose en plaques est une salope, voulait mourir.

Je vous disais que Louise était inadmissible aux termes de la loi québécoise sur l’aide médicale à mourir. Que son état ne lui permettait plus de faire le voyage en Suisse, où l’euthanasie est légale. Je vous racontais que Louise avait décidé de se suicider en cessant de manger.

Mais cesser de manger dans un CHSLD, ce n’est pas facile. Même si Louise a fait savoir au CHSLD qu’elle ne voulait plus manger, rien n’y faisait : « Le personnel l’incitait systématiquement à manger, raconte Aimée, sa fille. Ils insistaient. Il y a tellement de monde, j’ai l’impression que ce n’était pas tous les employés qui savaient… »

Donc, pendant une semaine, Louise a tenté de se faire mourir de faim. Mais à quelques reprises, tentée par les odeurs de bouffe et par le personnel qui insistait, elle a cédé : un morceau de pain ici, un yogourt là…

Il faut que je sorte d’ici, a fini par dire Louise à ses filles.

Veux-tu venir chez une de nous deux ?, ont demandé Léa et Aimée.

Oui, a répondu leur mère : c’est la meilleure façon pour que je puisse faire ça sans me battre contre le système…

Se battre contre le système : c’est l’impression que Louise, Léa et Aimée ont eue, durant les derniers jours. Le système est animé par cette certitude qui tient de la foi, si je comprends bien les sœurs Simard : il faut vivre.

Ça se confirmait dans de petites choses, comme le personnel du CHSLD qui n’a pas su répondre aux vœux d’une patiente prête à se laisser mourir de faim ainsi que dans les multiples « Je comprends, mais il n’y a rien que je puisse faire », entendus des uns et des autres, dans le réseau…

Et quand les sœurs Simard ont avisé le CHSLD qu’elles allaient sortir leur mère pour qu’elle aille mourir de faim chez Aimée, le CHSLD traitait encore cela comme une demande, se souvient Aimée. « Il a fallu que je leur dise qu’on ne demandait rien : on les avisait. On sentait qu’ils n’aimaient pas que le contrôle leur échappe. Ils disaient qu’ils consultaient une éthicienne à propos de ma mère… Ils craignait pour sa sécurité. Ils nous ont même demandé : “Oui, mais vous allez faire quoi avec ses couches ?” »

Au CHSLD, quand la nouvelle de la décision de Louise s’est ébruitée, une coordonnatrice est venue à son chevet, le genre de femme, si j’ai bien compris, mue en toutes circonstances par la pensée positive. C’est Aimée qui raconte ce que l’employée du CHSLD a dit à sa mère : « J’ai pensé vous faire rencontrer quelqu’un, une psychologue. Ça pourrait vous aider, Mme Laplante. Parce que moi, j’ai pour mon dire que quand on a toute sa tête… »

Ce jour-là, une employée de l’État a eu de la chance que seule une partie du poignet de Louise Laplante fonctionnait encore…

Aimée raconte la conversation entre sa mère et la travailleuse sociale venue la visiter au condo, peu avant son transfert au CHSLD, venue lui parler des soins que l’État peut prodiguer à une femme comme Louise…

« C’est quoi vos attentes, Mme Laplante ?

— Mes attentes ? Je crois que je veux mourir, madame.

— Donc… Donc… Vous voulez vous suicider ?

— Je veux de l’aide pour en finir parce que je ne peux pas le faire moi-même… »

La travailleuse sociale, raconte Aimée, était décontenancée au plus haut point par cette demande. Sa réponse : « Je vais dire à vos filles de ne pas laisser vos médicaments dans la même pièce que vous. »

Donc, a répliqué Louise, je me confie à vous et vous menacez de m’enlever mes médicaments pour m’imposer votre vision ? Merci beaucoup…

Léa dit que personne n’a jamais soulevé la possibilité de placer sa mère en soins palliatifs : « Mais en partant du CHSLD pour la maison d’Aimée, le médecin du centre voulait nous proposer une chambre moins bruyante pour faire le jeûne, mais en continuant d’offrir de la nourriture et d’entrer plusieurs fois par jour… »

Désolé, je me suis un peu égaré, je voulais juste vous montrer que dans le cas de Louise Laplante, le système a fait tout ce qui était humainement possible pour pouvoir dire, un jour, si besoin était, qu’il n’était pas d’accord avec sa décision de mourir…

Le jeudi 10 mars, donc, une semaine après avoir entamé son jeûne, Louise Laplante a été étendue dans un lit d’hôpital loué par Aimée et Léa, dans la maison d’Aimée. Elle a pu complètement cesser de manger.

Et ce coup-là, ça a marché. Le dimanche, Louise Laplante est morte.

Je le répète : morte de faim, seule clé qui pouvait ouvrir la porte de la prison de Louise Laplante.

Ça n’a pas été une mort tranquille, ça n’a pas été une mort douce. Louise a souffert, elle a gémi : « Vingt-quatre heures à gémir comme un animal blessé », relate Léa. Aucun médecin, aucune infirmière n’étaient là pour atténuer ses douleurs. Seule l’ancienne médecin de famille de Louise, par téléphone, a soutenu Aimée et Léa avec des conseils et une ordonnance d’antidouleurs.

Léa : « Elle semblait avoir mal, elle gémissait. Mais elle n’était plus consciente. Alors on a écrasé de la morphine et des calmants dans une seringue à sirop, on lui en mettait dans la bouche, elle en avalait par réflexe. On a pu la soulager un peu comme ça… »

Et Louise Laplante est morte le dimanche soir, le 13 mars, après être tombée dans le coma, la veille. Prisonnière de son corps, cette femme qui mettait la liberté au-dessus de tout a tout de même – malgré le système – pu choisir le moment de sa mort, si terrible, si longue fût-elle.

Le 14 mars, lendemain du décès de sa mère, Léa était en entrevue chez Benoît Dutrizac. De son propre aveu, elle était alors tournée vers le côté ensoleillé de la mort de sa mère, la délivrance de Louise, l’amour dont elle avait été entourée, à la fin. Son discours avait changé, quand je l’ai interviewée, il y a une semaine. « Plus les journées passent, plus je suis en colère. Ma mère a dû faire un jeûne pour mourir… Nous n’aurions pas dû avoir à passer à travers ça. »

Aimée : « Quand on était dedans, le focus était sur le processus, car il fallait traverser. Maintenant, quand j’y repense, c’est horrible, on a vécu un drame. À cause de ce qu’on a vécu dans les derniers jours, c’est un traumatisme. »

Peut-être que si la décision de Louise Laplante d’en finir était survenue en 2017, peut-être qu’elle serait morte dignement dans un hôpital : on sait que le gouvernement fédéral va bientôt accoucher de sa propre loi balisant l’aide médicale à mourir, obligé en cela par l’arrêt Carter de la Cour suprême. Et selon toute vraisemblance, cette loi ira plus loin que la loi québécoise actuelle : probablement que les personnes comme Louise Laplante, paralysées et souffrantes, mais pas en phase terminale, pourront s’en prévaloir. Peut-être.

Dans la frénésie et la détresse des derniers kilomètres de la vie de leur mère, les sœurs Simard n’ont pas senti que le système allait tout faire pour rendre cette mort la plus douce possible. Et personne ne leur a parlé de la possibilité de plaider une demande d’exemption constitutionnelle, qui permet ces jours-ci à des Canadiens d’avoir recours à de l’aide médicale à mourir, dans l’intermède qui nous sépare de la loi fédérale.

Comprenez-moi bien : je ne parle pas de méchanceté du personnel, ici. Je parle d’un biais systémique et humain, pour la vie-à-tout-prix, même quand ta vie, c’est de souffrir à perpétuité dans ton corps et dans ta tête.

Parce que les lois sont encore trop frileuses, parce que le système s’acharne, Louise Laplante a été dépouillée d’une mort digne. Ses filles aussi.

Et c’est Léa qui résume le mieux les derniers jours de sa mère, auxquels elle a assisté avec sa sœur, qui résume brutalement la saga de sa mère qui s’est laissée mourir de faim : « C’est inhumain. »

Le CISSS de la Montérégie-Est a répondu aux questions de notre chroniqueur par lettre. Nous la reproduisons ci-dessous.

Bonjour,

Comme vous le savez sans doute, notre établissement est lié par la confidentialité.

Plusieurs renseignements contenus au dossier de Mme Louise Laplante, qui auraient été éclairants dans le sujet qui vous intéresse, ne peuvent donc vous être communiqués. Néanmoins, nous espérons que les commentaires qui suivent pourront contribuer à expliquer nos actions en pareille circonstance.

Les voici : 

Lorsqu’une personne hébergée dans notre établissement nous informe d’un refus de soins ou de traitement, ou souhaite se prévaloir de l’aide médicale à mourir, nous évaluons avec elle et ses proches quels sont les moyens légalement et éthiquement possibles pour répondre à ses demandes. Une équipe de professionnels (médecin, travailleur social, éthicien, etc.) s’assurent en premier lieu que la personne est apte à consentir ou à refuser les soins et que ce consentement ou ce refus se fait de façon libre et éclairée, c’est-à-dire exempte de toute pression externe.

Lorsqu’une personne n’est pas en fin de vie et ne peut recevoir de l’aide médicale à mourir, elle peut choisir de jeûner en cessant de s’alimenter et de s’hydrater. Il s’agit d’un refus de soins dans le cas où une personne ne peut s’alimenter ou s’hydrater seule et qu’une assistance pour ce faire est nécessaire. La personne apte est libre de consentir ou non à ce soin. En tout temps, son choix sera respecté. Le personnel continuera toutefois d’offrir les autres soins en assurant chaque fois le respect de sa décision. Cela implique aussi que les personnes qui font le choix de jeûner peuvent changer d’avis à tout moment et décider de mettre fin totalement ou partiellement à leur jeûne.

Toutes les décisions prises par l’équipe soignante visent à limiter les souffrances et à assurer le bien-être et la sécurité des personnes hébergées et s’appuient sur les principes et les valeurs de l’établissement, soit la responsabilité, la prévoyance, le respect et la bienveillance.

Les professionnels des centres d’hébergement du Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Est sont formés et outillés pour offrir à la clientèle des soins palliatifs et des soins de fin de vie selon leur situation.

Plus directement, des réponses à vos questions : 

Les soins palliatifs n’auraient jamais été suggérés par l’établissement.

Les soins palliatifs visent notamment à soulager les souffrances des personnes en fin de vie ; même si une personne n’est pas en fin de vie, l’équipe soignante met tout en place pour limiter ou éviter les souffrances.

Pourquoi insister pour offrir de la nourriture ?

Le mot « insister » est inadéquat, car il ne traduit pas la réalité. De la nourriture et des breuvages ont pu être offerts – sans insistance – entre le moment où la personne a exprimé son choix de jeûner et les résultats de son évaluation quant au consentement libre et éclairé et à l’aptitude à consentir. Le délai : une à deux journées.

Au terme de cette évaluation, la patiente a quitté par choix le centre d’hébergement pour aller demeurer chez une de ses filles. Elle est décédée trois jours plus tard.

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