LE DRAME DE LA FAIM

Étirer chaque sou

Stéphanie Campeau a appris très jeune l’art de composer un repas décent avec ce qu’il y avait dans le frigo. Elle n’a pas eu le choix. Stéphanie était l’aînée de six enfants. Sa mère, qui vivait de l’aide sociale, était très souvent hors du logis.

« Quand elle m’appelait et qu’elle disait : je rentre pas souper, j’avais pas le choix. Je faisais à manger avec ce que j’avais », raconte la jeune femme de 39 ans.

En 4e secondaire, Stéphanie a eu une mononucléose. Elle est restée plusieurs semaines en convalescence à la maison. « Tu es déjà à la maison. Restes-y donc », lui a dit sa mère une fois qu’elle a été guérie. Stéphanie a obéi. Elle s’est occupée de la trâlée d’enfants qui la suivaient. Elle leur a fait à manger trois fois par jour. Et elle a appris à étirer chaque sou.

Le secret de son succès ? La participation, chaque mois, à des ateliers de cuisine collective. Les six participantes mitonnent ensemble cinq recettes, multipliées par 12 portions. Cela fait 60 portions pour Stéphanie et ses deux filles. À 90 $ par mois, ses repas déjà tout cuisinés lui reviennent à 1,75 $ la portion.

« C’est un petit miracle, cet endroit. Avant, on mangeait beaucoup plus de hot-dogs et de macaronis avec une boîte de tomates. Maintenant, notre menu est beaucoup plus équilibré », dit Stéphanie.

Chow mein au poulet, bœuf bourguignon, porc africain… À tour de rôle, les participantes font les courses et peuvent négocier avec les marchands de meilleurs prix pour de grandes quantités de nourriture. « Quand on achète 22 kg de poulet ou 20 boîtes de tomates, ils nous font un prix. »

APERÇU DU BUDGET MENSUEL 

REVENUS : 

Prêts et bourses : 1000 $

Allocations familiales : 900 $

REVENUS TOTAUX : 1900 $

DÉPENSES : 

Loyer : 800 $ - 42 % du revenu

Électricité : 100 $

Télécommunications (téléphone, câble, internet) : 200 $

Versements sur une carte de crédit qui a servi à payer son cours de secrétariat et ses manuels : 100 $

DÉPENSES TOTALES : 1100 $

Il reste 800 $ par mois pour la nourriture, les vêtements et toutes les autres dépenses pour trois personnes.

AVANT L’ÉPICERIE

Stéphanie s’est minutieusement préparée. Elle a épluché les cahiers publicitaires. Elle a déjà bâti son menu en fonction des soldes : sa liste de courses est prête. Les repas de la semaine qui vient sont déjà inscrits sur la petite ardoise suspendue au-dessus de l’évier, dans la cuisine. Lundi : sauté de porc. Mardi : pâtes en pot. Mercredi : poulet. Et ainsi de suite jusqu’au dimanche.

Ce matin, un des plats de la semaine était prêt lorsqu’elles se sont levées : une soupe aux pois, qui avait cuit toute la nuit dans la mijoteuse.

« Je vous avertis, il va y avoir du monde à l’épicerie. » C’est le 20 du mois, jour de dépôt du chèque d’allocations familiales. Le Super C du quartier Hochelaga-Maisonneuve affiche des prix spéciaux à 1 $. « Mais il n’y a pas grand-chose de potable. Des chips, de la liqueur… ce ne sont pas de vrais spéciaux », décrète Stéphanie.

La jeune femme et sa fille Lydia, 12 ans, partent à pied vers l’épicerie. Alexandra, 17 ans, les rejoindra là-bas. Le trajet se fait toujours à pied, même l’hiver :  15 bonnes minutes de marche. « Des fois on se paye un taxi pour revenir », dit Stéphanie.

L’épicerie faite aujourd’hui devra durer 10 jours. Stéphanie a encore un bon fond dans son congélateur avec une vingtaine de portions de sa cuisine collective.

Objectif : « J’ai sorti 200 $, mais il ne faut pas que je me rende là », dit Stéphanie. « C’est rare qu’on se rende là », note Lydia. La jeune, qui revient de l’école, aimerait bien avoir une collation. « Je n’ai plus rien, Lydia. Il va falloir que tu attendes. »

À L’ÉPICERIE

Stéphanie sait exactement ce qu’elle veut. Elle arpente les allées à la vitesse grand V, en prenant strictement ce qui se trouve sur sa liste. Elle avait parfaitement raison de nous avertir : l’achalandage est monstrueux à l’épicerie. Les agents de sécurité patrouillent dans le stationnement. À l’intérieur, c’est la cohue totale.

Certaines rangées – celles des boîtes de jambon haché en vente à 1 $, par exemple – ont littéralement été dévastées par les clients. Le panier de certains acheteurs est rempli à ras bord de dîners Michelina’s tout cuisinés, soldés à 1 $.

Stéphanie ne veut rien savoir de ces plats tout préparés. « Ce n’est pas nutritif pour deux secondes. »

Elle et ses filles optent plutôt pour un sac de 4 kg de patates, en vente à 3,92 $. Des raisins à 1,29 $ le kilo, un paquet de champignons à 1 $. Pour compléter l’apport en légumes, Stéphanie achètera cinq gros sacs de légumes divers au rayon des surgelés. Les gros sacs de marques maison sont moins chers que les plus petits, pourtant étiquetés en rabais, observe Stéphanie.

Côté viandes, elle opte pour deux filets de porc à 6,59 $ le kilo – qui sera sauté avec des légumes surgelés et de la sauce VH pour le sauté à l’asiatique – un gros paquet de cuisses de poulet à 5,39 $ le kilo, un pain de viande aux légumes qu’elle fera cuire à la mijoteuse. Un petit paquet de cheval haché maigre – pour les hamburgers steaks et un paquet de 12 saucisses, que Stéphanie étirera sur deux repas.

Pour les lunchs des filles, Stéphanie achète deux litres de lait au chocolat sans sucre. Un dollar le litre : un bon prix. « Dans trois jours, il n’y en aura plus », dit Alexandra, philosophe. Les 12 yogourts constitueront le principal dessert de la semaine. Des biscuits ? « Quand elles ont une rage de biscuits, je les achète au Dollarama. »

« Va me chercher deux boîtes de pois chiches », demande Stéphanie à Lydia. Les pois chiches seront broyés avec du jus de citron et un peu de cumin pour faire un houmous maison. Avec deux paquets de pain pita, voilà d’autres lunchs en vue.

Quoi mettre sur les toasts le matin ? Alexandra voudrait bien du Nutella. Trop cher, dit Stéphanie. On opte pour de la tartinade au caramel.

Gros débat familial au rayon des enveloppes de sauces. Veut-on de la sauce barbecue, de la bordelaise, de la sauce au poivre ? Quelques enveloppes finissent dans le panier.

« As-tu pris des œufs ? J’aimerais ça manger du pain doré demain matin », dit Alexandra. Stéphanie acquiesce. La douzaine d’œufs est bien à l’abri sur le dessus du panier.

Pour le pain, Stéphanie se rend généralement à la Boîte à pain, où tous les produits céréaliers sont soldés. Elle ressort avec quatre pains, des muffins anglais, des bagels. « Ça me coûte 15 $ maximum et j’en ai pour une couple de semaines. »

À LA CAISSE

Stéphanie révise sa liste : il ne manque que deux boîtes de tomates. Les filles vont les cueillir dans les étagères presque totalement vidées par les rabais à un dollar. On arrive à la caisse. Combien, dans le panier, Stéphanie ? « Je dirais autour de 100 $.

FACTURE TOTALE : 109,81 $

ET APRÈS

Stéphanie et les filles chargent le petit chariot sur roulettes avec les provisions. Il est bien plein. Lydia a un sac dans les mains et Alexandra aussi. « On se paye le luxe d’un taxi, ça n’a pas coûté trop cher », dit Stéphanie. Le taxi coûtera neuf dollars.

Plus tard cette semaine, Stéphanie ira au Dollarama acheter des compotes de pommes et des fruits en coupe. « Parfois, des pattes d’ours, elles reviennent moins chères là-bas. »

En une heure top chrono, Stéphanie est partie de chez elle, s’est rendue à l’épicerie, a fait son marché et tout chargé dans le coffre du taxi.

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