LE DRAME DE LA FAIM

Jeûner tous les jours

Cindy Labonté n’a rien mangé ce matin. Elle a bu un café en poudre. Elle n’a rien mangé ce midi non plus. Elle mangera seulement ce soir. C’est comme ça tous les jours. « On s’habitue », dit-elle en levant les épaules et en tirant sur sa cigarette.

Cindy a 27 ans, deux enfants, et bientôt trois. Elle est enceinte de sept mois. Le petit Gabriel est attendu au mois de janvier.

Cindy et François, son conjoint, n’ont pas beaucoup d’argent. Alors ils ne mangent pas. Ce midi, leurs deux filles, Tania, 10 ans, et Daphné, 14 mois, mangeront un reste de macaroni. Daphné mangera à table, avec maman qui, elle, boira un café.

« Je n’ai jamais déjeuné le matin. Et si on dîne tous les midis, on n’arrive pas à la fin du mois. Je grignote vers 15 h et je mange le soir, un bon souper », dit Cindy.

Quand il ne reste plus rien dans le frigo, François y va de son souper-surprise. Des nouilles ramen achetées au Dollarama, cuites puis sautées dans la poêle, avec un oignon « quand il en reste ».

Ce qu’ils rêvent de manger ? Le couple se regarde. « Des raisins. Ce n’est pas achetable ! Des vraies pommes croquantes. Des bleuets… »

APERÇU DU BUDGET MENSUEL 

REVENUS : 

Aide sociale : 1100 $

Parce que Cindy est enceinte, elle reçoit 200 $ de plus. En temps normal, le chèque d’aide sociale commun s’élève à 956 $ par mois.

Allocations familiales : 1180 $

REVENUS TOTAUX : 2280 $

DÉPENSES : 

Loyer : 715 $ – 31 % du revenu

Électricité : 100 $

Voiture (assurance, immatriculation, essence) : 150 $

Télécommunications (téléphone et internet, ils n’ont pas le câble) : 50 $

Couches : 80 $

Cigarettes : 40 $

DÉPENSES TOTALES : 1135 $

Il reste 1145 $ par mois pour manger, s’habiller et payer toutes les autres dépenses pour quatre – et bientôt cinq – personnes.

AVANT L’ÉPICERIE

Le couple ne s’est pas vraiment préparé à l’épicerie. Cindy dit avoir regardé les circulaires, mais les parents vont de toute façon à peu près toujours au même endroit, chez Maxi, où ils achètent tout, sauf la viande.

« Une fois on a acheté une longe de porc et elle sentait bizarre. Depuis ce temps-là, on n’a plus confiance dans leur viande. » François et Cindy achètent donc leur viande dans un deuxième temps, à la boucherie Viandes Claude, qui se trouve près de chez eux.

Le couple a quelquefois eu recours aux banques alimentaires. « Mais on n’aime pas tellement ça parce qu’il faut attendre très longtemps », dit Cindy. La jeune femme a aussi essayé de se joindre à un atelier de cuisine collective, mais n’a pas aimé l’expérience. « Je ne suis pas très sociable. »

Cindy et François ont acheté une auto essentiellement pour se rendre à l’épicerie, située à deux kilomètres et demi de chez eux.

« Quand on n’avait pas d’auto, on transportait les sacs avec la poussette. On portait la petite et on chargeait tous les sacs sur la poussette. L’hiver, c’était pas évident, le trajet prenait plus d’une demi-heure », explique François.

Le couple fait son épicerie le 1er du mois, au moment où il reçoit son chèque d’aide sociale, et le 20, au moment où sont déposées les allocations familiales. Nous sommes le 20. L’épicerie qu’il fait aujourd’hui devra donc durer neuf jours.

OBJECTIF :  100 $ maximum de dépenses chez Maxi et autour de 30 $ à la boucherie.

À L’ÉPICERIE

À l’entrée, Cindy ramasse deux pains tranchés – deux pour 4 $ – et cherche la date de péremption. « Il faut que ça dure neuf jours. »

Au rayon des fruits et légumes frais, les achats sont minimaux. Un paquet de quatre poivrons rouges et orange, au rabais à 2,37 $ le paquet. Deux concombres. Une toute petite boîte de laitue mesclun à 1,92 $ la boîte, des carottes et des oignons, ainsi que deux sacs de pommes de terre de 4 kg en super solde à 1,46 $ le sac. Au rayon des surgelés, on ajoutera un petit sac de macédoine de légumes.

On passe devant les petits gâteaux Vachon. Cindy prend une boîte de sapins de Noël au chocolat à 2,00 $ la boîte. « Des affaires de femme enceinte », dit François en souriant.

Les pâtes sont souvent au menu de la famille. C’est un problème pour François : quand il était petit, le spaghetti et le macaroni étaient au menu tous les jours, sans aucune exception. « Je suis plus capable, ça me lève le cœur. »

Cindy achète tout de même plusieurs sacs de pâtes sèches d’autres formes – boucles, spirales. Elle prend aussi deux paquets de tortellinis frais, fourrés au bœuf. François se laisse tenter par deux boîtes de Paris pâté au jambon à 84 cents la boîte.

Cindy semble mettre les articles dans le panier au gré de ses envies. « On y va avec les goûts des filles, avec ce qu’elles mangent », dit-elle. Elle achète par exemple deux boîtes d’ailes de poulet Flamingo saveur miel et ail à 5,95 $ pièce.

Le mélange veau et porc haché est en rabais à 3,92 $ la livre. Le couple n’en prend pas. Cindy prend un paquet de 12 saucisses à hot-dog dans le comptoir voisin.

Le couple achète 18 bouteilles d’eau Naya à 2,77 $. De l’eau embouteillée ? « On essaie de boire le moins possible d’eau du robinet depuis qu’ils ont déversé les égouts dans le fleuve », dit François.

Au rayon des produits laitiers, Cindy achète un sac de 4 L de lait et un paquet de 16 yogourts à 3,93 $. On ajoute des tranches de fromage et deux briques de 400 g de fromage. Pour le lait, les œufs et le jus d’orange, le couple bénéficie régulièrement de bons donnés par le Dispensaire diététique de Montréal, qui suit Cindy pendant sa grossesse.

Beaucoup de leurs choix sont loin d’être santé. Comme ces trois boîtes de Pizza pochettes à deux pour 5 $, ces boissons aux fruits Minute Maid à 60 cents la boîte, ces deux gros paquets de frites surgelées à 3,49 $ chacune ou ces céréales Nesquick à 2,66 $ la petite boîte.

D’autres choix ne sont pas non plus très économiques. Des pots de sauce à spaghetti toute faite à 2,97 $ pièce, les craquelins de Noël et les collations de Ritz au fromage, par exemple.

Combien, dans le panier, Cindy ? « Je dirais une centaine de dollars », dit la jeune femme en arrivant à la caisse.

À LA CAISSE

Dans son panier, le couple a très peu de sources de protéines, outre les ailes de poulet et les produits laitiers. Il a aussi très peu de fruits et légumes. Au moment de payer, Cindy s’évente avec sa main. « Chaque fois qu’on passe à la caisse, j’ai des bouffées de chaleur », dit-elle.

FACTURE TOTALE : 124,35 $

ET APRÈS

Le comptoir de la boucherie Viandes Claude est alléchant. Rôti de côtes croisées, contre-filets, poulets de grain, T-bones… tout a l’air bon, mais tout est cher. La seule et unique chose que Cindy et François peuvent se payer, c’est le porc haché à 4,07 $ la livre, soit légèrement plus cher qu’au Maxi. « Je vais t’en prendre 3 lb », dit Cindy à la commis.

D’ordinaire, le couple se paie aussi des steaks, mais comme il reçoit la mère de Cindy et le père de François ce soir, il passe son tour cette semaine.

Cindy et François achètent aussi des charcuteries : 1 lb de Bologne à 10,99 $ le kilo, du poulet pressé à 12,99 $ le kilo et du salami à 29,99 $ le kilo.

« On n’a pas vraiment à faire de lunchs, notre fille vient manger le midi, mais les viandes froides, c’est pratique pour les dîners », explique Cindy. Avec l’épicerie et la boucherie, est-ce que la famille aura assez à manger pour neuf jours ? « Non, mais on va se débrouiller. On a des pâtes en masse. »

FACTURE TOTALE : 29 $

TOTAL GÉNÉRAL : 153,35 $

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.