Désarroi aux affaires étrangères

Une diplomatie
déréglée

L’incroyable fiasco de la visite de Justin Trudeau en Inde continue de faire des vagues. Pauvre en résultats, mais riche en rubans, en foulards et en breloques, le voyage s’est attiré tous les sarcasmes, et avec raison. Plus sérieusement, il met à jour une diplomatie complètement déréglée qui inquiète de plus en plus les diplomates canadiens.

Il y a un an, le magazine Rolling Stone qualifiait le premier ministre de « meilleur espoir du monde libre ». Cela n’avait évidemment aucun sens, tant sur le plan diplomatique que militaire. Depuis, l’image s’est dégradée. La propension de Justin Trudeau à afficher ses choix politiques et sociaux à travers la couleur de ses chaussettes a soulevé des questions sur son jugement. Puis, en décembre dernier, il y a eu cette visite mal préparée en Chine où le premier ministre est revenu les mains vides. 

La débâcle de la caravane aux Indes jette maintenant un doute sur le sérieux même de l’ensemble de la politique étrangère canadienne.

Je connais bien le milieu diplomatique canadien que je fréquente depuis une trentaine d’années à titre d’ancien journaliste, de directeur d’un centre de recherche et, jusqu’à l’année dernière, de conseiller politique du ministre des Affaires étrangères. J’y ai gardé de solides contacts.

Au début de la semaine, les fonctionnaires les plus importants du Ministère ont fait circuler entre eux une tribune sur le voyage en Inde publiée dans le Globe and Mail et signée par David Mulroney, ancien ambassadeur en Chine. L’article a ensuite été envoyé à une bonne partie du personnel. Rien là d’extraordinaire, c’est une pratique courante. Mais cette fois-ci, la tribune était accompagnée d’un commentaire d’un diplomate de très haut rang qui en dit long sur l’état d’esprit qui règne parmi ses collègues : « Matière à soigneuse réflexion ».

Deux questions importantes

En effet, il y a de quoi réfléchir. Que dit David Mulroney qui inquiète tant notre diplomate ? Tirant les leçons de la visite en Inde, il soulève deux questions importantes qui plombent l’exercice de la politique étrangère.

La première a trait à la formulation même de cette politique à Ottawa. Selon Mulroney, la visite en Inde devrait « déclencher l’examen, voire la refonte complète, de la politique étrangère du Canada, qui semble avoir gravement déraillé », écrit-il. Pour lui, l’Inde n’est pas notre amie. « Elle adopte une attitude tranchante à l’égard des enjeux mondiaux qui est souvent en contradiction avec les politiques canadiennes […] », écrit-il.

D’où la nécessité de bien préparer les voyages et de cesser de jouer les amateurs. 

Sans le dire explicitement, Mulroney suggère que les Affaires étrangères ont été dépossédées des décisions au profit du bureau du premier ministre où une clique de conseillers, sans expérience internationale et essentiellement préoccupée par des questions d’image et de calculs électoraux, dicte les choix de politique étrangère.

L'« ethnicisation » de la politique étrangère

La deuxième question soulevée par l’ancien ambassadeur porte sur la communautarisation, pour ne pas dire l’ethnicisation, de la politique étrangère. 

Depuis une quinzaine d’années, les groupes pro-Ukraine, pro-sikhs, pro-Israël, pro-tamouls occupent une place disproportionnée sur l’échiquier politique et influencent directement le processus d’élaboration de la politique étrangère. 

Nous sommes ici en présence de groupes bien organisés qui exercent une pression maximale sur des politiciens et des conseillers de toutes tendances politiques afin d’infléchir nos relations avec plusieurs pays.

La ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, d’origine ukrainienne, a bien quelques notions de relations internationales. Pourtant, elle ne se gêne pas pour jouer à fond la politique ethnique afin de gagner le vote canado-ukrainien. Or, notre politique russe, si nous en avons une, devrait reposer sur les intérêts nationaux du Canada, et non sur les griefs réels ou imaginaires de la diaspora ukrainienne.

L’influence de ces groupes n’est pas négligeable. Éric Grenier, spécialiste du comportement électoral pour la CBC, a évalué à 25 le nombre de circonscriptions électorales où « au moins un cinquième de la population se déclare d’origine sud-asiatique (Indiens, Pakistanais, Srilankais). Aux élections de 2015, les libéraux l’ont emporté dans 24 de ces circonscriptions », écrit-il. Pas étonnant que Trudeau se soit fait photographier pendant huit jours avec tout ce que l’Inde compte de religieux, d’acteurs et de danseurs.

Mulroney déplore cette dérive et souligne que d’autres « pays multiculturels comme le nôtre, les États-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne, sont beaucoup moins enclins à voir les intérêts de leur politique internationale par la lorgnette des communautés diasporiques ».

La semaine dernière, en Inde, cette proximité avec les communautés ethniques a connu son paroxysme lorsqu’un Canadien de confession sikhe condamné pour terrorisme a été invité à certaines réceptions avec le premier ministre. L’affaire a fait grand bruit. La prochaine fois elle pourrait finir en bain de sang.

Il est grand temps de recadrer la politique étrangère canadienne afin qu’elle serve les intérêts nationaux et non ceux, revanchards, de certaines communautés ethniques, ni ceux à court terme du parti au pouvoir ou, pire encore, du premier ministre du moment. C’est là l’essence même du message contenu dans ce cri du cœur de ce haut diplomate canadien à ses collègues.

* L’auteur publie le mois prochain Un selfie avec Justin Trudeau. Regard critique sur la diplomatie du premier ministre, chez Québec Amérique.

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