Livre : Cabinet de curiosités sociales

Des musulmans hors de proportion ?

Le professeur de sociologie Gérald Bronner, auteur de La démocratie des crédules, poursuit dans cet essai son exploration des croyances collectives afin d’en dévoiler les rouages.

En raison de plusieurs faits d’actualité, la population musulmane est l’objet de craintes et de fantasmes, dans les pays occidentaux notamment.

Ainsi, un sondage international réalisé par l’institut Ipsos Mori a montré que dans de nombreux pays, on avait tendance à surestimer le nombre de musulmans présents sur le territoire. Les Australiens, par exemple, sont champions dans ce domaine : ils pensent que les musulmans représentent 18 % de la population nationale, quand ils ne sont que 2 %. De la même façon, les Américains, les Canadiens, ou les Français surestiment notablement le nombre de musulmans vivant dans leur pays.

D’une façon générale, la part réelle de musulmans dans les 14 pays sondés est proche de 3 %, mais la moyenne des réponses s’élève, elle, à 16 %.

Notre incompétence collective dans cet exercice de sociologie spontanée peut être en partie éclairée par l’influence du « biais de disponibilité ». De quoi s’agit-il ?

Le biais de disponibilité est cette tendance que nous avons à estimer une fréquence à partir de la facilité avec laquelle nous retrouvons de mémoire des exemples qui illustrent un événement objet de notre estimation : par exemple, lorsque je me demande quelle est la proportion de musulmans en France. Cet exercice dépasse évidemment les compétences d’un cerveau ordinaire ; nous pratiquons, pour répondre à ce genre de question, une forme d’échantillonnage tiré de notre expérience, qui dépendra lui-même des informations que je pourrai me remémorer. En d’autres termes, il s’agit de se faire une idée générale à partir de cas particuliers. À ce titre, le biais de disponibilité n’est qu’un dérapage parmi d’autres de la logique inductive.

Amos Tversky et Daniel Kahneman, deux psychologues cognitifs, révélèrent ce biais dans une expérience où ils posèrent la question suivante : « Considérez la lettre R. Parmi les mots comportant trois lettres et plus de la langue anglaise, le R apparaît-il selon vous plus fréquemment en première ou troisième position ? » Une grande majorité des individus a répondu qu’il y avait, dans la langue anglaise, plus de mots commençant par la lettre R que de mots dont la troisième lettre est R, alors que c’est le contraire qui est vrai.

La réponse donnée par les sujets est compréhensible : trouver un mot à partir de sa troisième lettre demande une opération mentale plus complexe qu’en trouver à partir de sa première. Par conséquent, dans le même temps donné, les individus de l’expérience ont trouvé plus de mots commençant par R et en ont déduit qu’ils étaient plus nombreux.

Plusieurs recherches, notamment sur la perception du risque, ont montré que ce biais était à l’œuvre dans la surestimation de certains risques parce que leur plus grande médiatisation les rendait plus disponibles à l’esprit de toute personne cherchant à les évaluer.

Le paradoxe est qu’on évoque plus facilement des risques rares et donc spectaculaires que des risques ordinaires.

Ainsi, lorsqu’on évoque un sujet intensément dans l’espace public, la conséquence presque mécanique est que les individus auront tendance à en surestimer les expressions. Dans ces conditions, on peut se demander si la surestimation du nombre de musulmans n’est pas elle-même la conséquence d’un traitement médiatique et émotionnel qui donne à ces populations une visibilité sociale facilement confondue – pour un esprit non préparé – à une forme de représentativité.

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