UN AN À HARVARD

La fin du leadership

Barbara Kellerman

Professeure invitée

Harvard Kennedy School of Government

Leadership

Notre journaliste a passé un an à l’Université Harvard grâce à une bourse de la fondation Nieman. Toutes les semaines d’ici le 23 août, elle nous présente un chercheur aux idées novatrices. Aujourd’hui, Barbara Kellerman, une des papesses du leadership, qui a récemment perdu la foi.

Pendant 30 ans, le leadership a été le pain et le beurre de Barbara Kellerman. La politologue américaine l’a étudié et enseigné, a écrit de nombreux livres sur le sujet. Dans le dernier, cependant, elle en annonce la déchéance.

Fini les jours où un leader comme Winston Churchill ralliait tout un pays derrière lui. Fini les courbettes envers les leaders. Tout le monde a son mot à dire et son commentaire acerbe à publier sur Twitter, note-t-elle. « Il suffit de regarder la télévision et de lire les journaux, pour voir que le monde a changé. Un peu partout, nous assistons à l’ascension des dirigés au détriment des leaders », explique-t-elle en citant les mouvements populaires du Printemps arabe, tout comme les grandes manifestations turques, brésiliennes ou grecques des dernières années.

« Les changements ont lieu aussi dans le secteur privé. Les dirigeants d’entreprises font toujours beaucoup d’argent, mais leurs règnes sont de plus en plus courts. Ils doivent composer avec les demandes de leur conseil d’administration, de leurs employés, de leurs actionnaires. »

Les réseaux sociaux ont accéléré le phénomène, ajoute-t-elle, en permettant une pluie de demandes et de critiques envers les leaders du monde entier, qui se sentent de plus en plus dépourvus de leur autorité, de leur pouvoir et de leur influence.

TROP DE CHEFS, PAS ASSEZ D’INDIENS

N’est-ce pas une bonne nouvelle de voir les anciens dirigés monter au créneau pour tenir tête à ceux qui prétendent mener en leur nom ? « Oui, plus de démocratie, c’est bien. On veut que les gens aient une voix, qu’ils se tiennent debout, mais ce que nous voyons aussi est que s’il y a trop de démocratie, plus rien ne se réalise », ajoute la politologue.

Barbara Kellerman donne l’exemple de son propre pays, où le Congrès américain – complètement paralysé par la partisanerie et les puissants lobbies – ne récolte plus que 13 % du soutien de la population.

« Si nous regardons seulement du côté du président, il est difficile de comprendre pourquoi Barack Obama a autant de difficulté à faire avancer des dossiers. Nous n’assistons pas à une crise de leadership, mais à une crise parmi les dirigés. »

— Barbara Kellerman

« Les élus du Congrès ne semblent pas comprendre que pour que le système américain fonctionne, il faut se rallier aux autres et collaborer. Tout le monde ne peut pas être leader en même temps », analyse Mme Kellerman, qui publiera un livre sur le sujet cet automne.

LEADER À TOUT PRIX

Ce comportement, elle l’attribue en grande partie à l’industrie du leadership, de laquelle elle se distancie depuis 10 ans. « C’est une industrie de milliards de dollars qui a débuté aux États-Unis, mais qui a depuis été exportée un peu partout. L’enseignement du leadership fait croire aux gens qu’il n’y a pas de vertu dans l’idée de suivre la direction que quelqu’un d’autre donne. Nous n’enseignons pas les vertus de la collaboration, d’être un bon acolyte. Nous enseignons que pour réussir, il faut être un leader », souligne-t-elle.

Selon Mme Kellerman, le déclin du leadership ne doit pas être pris à la légère. « Quand les choses ne fonctionnent pas, quand il y a trop de chaos, les gens ont tendance à se tourner vers des leaders autoritaires », met-elle en garde. Le retour des militaires à la tête de l’Égypte post-révolutionnaire est un exemple parmi d’autres. « Depuis cinq ans, quand on regarde les statistiques de l’institut de recherche Freedom House, on voit que le nombre de démocraties ne cesse de diminuer. Ça en dit long. »

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