Violence physique et verbale lors des répétitions. Crises de colère. Attitude générale d’abus de pouvoir. Refus de donner des pauses aux danseurs ou de les laisser boire pendant les répétitions, qui sont tellement longues et intenses qu’elles entraînent souvent des blessures chez les danseurs. Contrats abusifs. Ce ne sont que certains des faits recensés par l’Union des artistes (UDA) sur le cas du chorégraphe vedette Steve Bolton, qui a notamment travaillé sur Les dieux de la danse et La voix, ainsi que sur les comédies musicales Footloose et Mary Poppins.
Ces allégations, qui sont rassemblées dans un document produit par l’UDA et obtenu par La Presse, constituent le résumé des faits énoncés dans une vingtaine de plaintes de danseurs visant le chorégraphe. L’UDA juge que les plaintes déposées contre l’homme sont si sérieuses qu’elle compte exercer une « vigie accrue sur tous les plateaux impliquant M. Bolton », indiquent Marie Fisette et Christine Fortin, respectivement au service des relations du travail et avocate à l’UDA, dans une lettre transmise aux artistes dénonciateurs et que La Presse a obtenue.
« L’Union des artistes était extrêmement inquiète. On a rencontré les producteurs, puisque ce sont eux qui ont la responsabilité d’offrir un lieu de travail sain. On leur a dit : on pense que vous avez un travail à faire pour offrir un lieu exempt de toute forme de harcèlement », a dit la présidente de l’UDA, Sophie Prégent, en entrevue à La Presse. Mme Prégent refuse de confirmer la nature et le nombre de plaintes reçues, « mais on en a eu beaucoup », dit-elle.
« Il semblerait que ce dernier a l’intention d’envoyer des lettres à des danseurs pour les intimider », ajoutent Mmes Fisette et Fortin dans leur missive aux danseurs, leur conseillant de ne pas répondre à M. Bolton.
Quatre mises en demeure
Le chorégraphe a effectivement envoyé au moins quatre mises en demeure avant la publication de notre article, sommant certains danseurs de se rétracter, et ce, avant même d’avoir pris connaissance de leurs propos.
Steve Bolton possède une école de danse, 8 Count, depuis 2003. Il est également instructeur de plusieurs troupes de danse, qu’il a menées dans de nombreux concours internationaux. Il a aussi œuvré comme chorégraphe dans plusieurs émissions de télé. Récemment, il a été recruté comme juge par l’émission Révolution, de TVA, qui doit être diffusée l’automne prochain.
Lors d’une longue entrevue avec La Presse, Steve Bolton a décrié le processus mené par l’UDA, au cours duquel, estime-t-il, des danseurs ont été « harcelés et intimidés pour [le] dénoncer ». Il dit être victime d’une vendetta de la part de danseurs et chorégraphes concurrents et d’anciennes amoureuses. Il reconnaît cependant avoir été un chorégraphe exigeant et intense lors de sa carrière, mais a revu en profondeur ses méthodes pédagogiques après 2012. « Je ne suis plus la même personne », dit-il (voir onglet suivant).
« Pire que l’armée »
Au cours des deux dernières semaines, La Presse a obtenu une copie du libellé de 11 de ces plaintes et a mené 18 entrevues avec des danseurs qui affirment avoir souffert sous la coupe de Steve Bolton, dont quatre avec des danseurs qui ont travaillé dans les deux dernières années dans les comédies musicales Footloose et Mary Poppins.
« Pour lui, on n’est pas des humains. Sa méthode de travail est pire que l’armée », témoigne l’un des danseurs qui a participé à l’une de ces deux productions.
« C’est impossible de s’exprimer, de dire ce que tu penses, sinon, il va perdre son sang-froid. On travaille dans la peur. J’ai décidé de parler car il est temps que ça s’arrête. »
— Un danseur
Il a voulu le faire sous le couvert de l’anonymat, car il craint les conséquences sur sa carrière.
Sautes d’humeur, crises de colère, intimidation, ce jeune danseur décrit un climat de travail dérangeant. « Il y avait un numéro qui n’était pas encore terminé, qu’il changeait sans cesse. C’était difficile de le suivre. Une des danseuses a exprimé son incompréhension et il a commencé à lui crier : “Arrête de parler”, à répétition, en haussant le ton. Elle s’est mise à pleurer et il lui a crié : “Vas-y, pleure !” Elle a fondu en larmes. Un des gars s’est interposé et Steve est parti fâché en plein milieu. La pire chose que tu peux faire dans ces cas-là, c’est d’intervenir, car ça veut dire que tu n’es pas du côté de Steve. »
« J’ai travaillé avec d’autres chorégraphes, certains très rigoureux. Mais dans son cas, ce n’est pas de la rigueur, c’est de la pression à la limite de l’abus de pouvoir. Et si tu ne fais pas ses quatre volontés, tu n’es plus là », raconte une autre danseuse qui a travaillé sur l’une de ses comédies musicales.
« Les enfants pleuraient »
Les enfants qui jouaient dans Mary Poppins n’ont pas été épargnés. « Il était agressif avec tout le monde, même avec les enfants », dit l’un des danseurs de la production. « Les conditions de travail qu’il imposait n’étaient pas normales, acquiesce la mère de l’un des jeunes comédiens, elle-même dans le milieu de la danse. Les enfants pleuraient. Les enfants ne se sentaient pas bien, ce n’était pas sain. »
Un quatrième danseur raconte s’être blessé à la suite de plusieurs jours de répétitions d’une intensité qui dépassait clairement les bornes, selon lui, sur l’une de ces productions. Il nous a fourni les documents médicaux qui confirment ses dires.
« Pendant les répétitions, tous les jours, il y avait des gens qui pleuraient, des blessés, une danseuse a vomi à cause de la pression. »
— Un danseur
Nous avons demandé à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) le décompte des accidents de travail survenus pendant ces deux productions, mais ces renseignements sont confidentiels.
Le metteur en scène Serge Postigo indique avoir rencontré Steve Bolton à trois reprises lors de ces deux productions pour mettre des choses au point. « J’ai effectivement été mis au courant de divers incidents, confirme le metteur en scène de Footloose et de Mary Poppins, Serge Postigo. Le lendemain d’une répétition, on m’a dit : “Serge, ça a été rough hier, Steve était très dur et disait des affaires.” On m’a aussi dit qu’un enfant avait pleuré parce que Steve lui aurait dit que s’il n’arrêtait pas de courir partout, il ne serait pas dans la chorégraphie. »
M. Postigo dit avoir communiqué avec l’agent de Steve Bolton pour lui expliquer que le chorégraphe ne pouvait pas fonctionner de cette façon. « Immédiatement, Steve a changé complètement son comportement. Certains danseurs de Footloose qui dansent avec lui depuis qu’ils sont mineurs m’ont dit qu’ils ne le reconnaissaient pas. »
Engueulades et bleus
Nous avons parlé à plusieurs de ces danseurs qui ont connu Steve Bolton au début de leur carrière, entre 2006 et 2012, alors qu’il était à la tête de l’école 8 Count et qu’il dirigeait des troupes de danse. Tous soulignent son immense talent et reconnaissent sans hésiter l’apport majeur du chorégraphe dans leur carrière en danse. Cependant, témoignent-ils, le prix à payer a parfois été très élevé sur le plan psychologique.
Les violentes engueulades étaient monnaie courante pour les danseurs de la troupe, souligne Janick Arseneau, une danseuse qui a travaillé avec Steve Bolton entre 2008 et 2015 et qui a entretenu une relation amoureuse intermittente avec lui pendant six ans. Un exemple ? Cette conversation téléphonique, où elle réclame un changement d’horaire. La conversation, qui date de 2015, a été enregistrée à l’insu de M. Bolton, alors qu’il n’était plus en couple avec Mme Arseneau.
En entrevue, Steve Bolton indique qu’il y a « un contexte » autour de cette conversation. « Si j’essaie d’aider quelqu’un, que la personne sabote tout cela, que ça m’arrive encore et ça me place dans une position très difficile, je me fâche, dit-il. Je suis loin d’être parfait. » Par l’entremise de son avocate, il qualifie Mme Arseneau « d’ancienne amoureuse frustrée de la rupture ».
Marie-Ève Gingras est entrée à 12 ans dans l’une des troupes de danse de Steve Bolton. En 2012, la troupe dont faisait partie Mme Gingras a participé à l’émission America’s Best Dance Crew. « Ce fut une des pires expériences de ma vie », dit-elle en entrevue à La Presse.
En répétition, alors qu’elle n’arrivait pas à exécuter un mouvement, Steve Bolton perd son sang-froid devant tout le monde. « Il a commencé par me rabaisser verbalement tout en me faisant refaire le même mouvement encore et encore. J’étais épuisée et je n’y arrivais plus. Il a pris ma hanche et a commencé à frapper dessus à répétition à coups de poings et de doigts en criant : “Sais-tu ce que c’est qu’une hanche ? Je t’ai dit de ne pas la mettre par terre ! Tu la sens, là ?” Je ne sentais plus ma jambe. Le lendemain, lorsque je lui ai montré le bleu qu’il m’avait fait, il m’a dit : “Good !” »
Trois personnes interrogées par La Presse ont été témoins de cet événement. « Ce fut un des moments les plus terrifiants de ma vie », dit une coéquipière de Mme Gingras.
Mme Gingras a été marquée par ses années passées aux côtés de Bolton. « Je me sentais souvent en danger et impuissante. Durant plusieurs années, même après avoir quitté, j’ai arrêté de m’entraîner puisque cela me causait une crise d’anxiété à chaque fois. »
Steve Bolton dit qu’il a bel et bien touché Mme Gingras pour lui montrer le mouvement, mais pas assez fort pour la blesser. « Les bleus ont été causés par le mouvement de danse, pas par moi. »
M. Bolton nous a soumis des courriels rédigés par Mme Gingras à la suite de cet événement, dans lesquels elle s’excuse d’avoir « exagéré » en racontant des ragots pour influencer ses coéquipiers. Les membres de l’équipe ont trop focalisé « sur le coach qui crie que sur les danseurs qui ne performent pas correctement. En rétrospective, on réalise que Steve avait raison », écrit-elle.
Avant même que M. Bolton ne le fasse, Mme Gingras nous avait elle-même envoyé ces courriels. Elle les commentait de la façon suivante : « Quand il était heureux, on l’était fois 1000. Mais quand il était fâché, on stressait fois 1000. Il avait le pouvoir de nous faire prendre tout le blâme, s’excuser et le remercier, même à des moments où on n’aurait pas dû. Je tenais beaucoup à lui. Sa joie était toujours plus importante pour moi que ma carrière et mon bien-être. »
« La colère monte... »
La sœur aînée de Marie-Ève Gingras, Kim, a également fait partie pendant près de 10 ans de la troupe de danse de Steve Bolton. Elle a aussi entretenu une relation intime avec lui pendant deux ans. En 2013, Mme Gingras, qui a poursuivi sa carrière à Los Angeles avec de grands noms de la chanson pop, a coupé tous les ponts avec le chorégraphe. Steve Bolton et Kim Gingras ont d’ailleurs obtenu des postes de juge dans des émissions concurrentes de danse lancées par TVA et le réseau V, et qui doivent être diffusées l’automne prochain.
Lors d’une performance à New York en 2010 avec la troupe Blueprint, Mme Gingras nous a raconté avoir été la cible d’une crise de colère de Bolton. « Ça a escaladé et il a commencé à m’engueuler à deux pouces du visage. Tout le monde nous regardait », raconte la danseuse. Bolton a suivi Mme Gingras dans la rue jusque dans l’ascenseur de leur hôtel.
« J’ai rarement vu autant de colère sur le visage de quelqu’un. Honnêtement, je me suis dit : je vais recevoir un coup de poing sur la gueule pour la première fois de ma vie », raconte le danseur Vincent-Olivier Noiseux, conjoint de Kim Gingras à l’époque, qui s’est interposé entre le chorégraphe et la danseuse à l’entrée de l’ascenseur. M. Noiseux travaille lui aussi à Los Angeles.
Lors de ses trois années passées dans la troupe Blueprint, M. Noiseux a fréquemment vu Steve Bolton au bord de l’explosion. « Il pompe tellement que ça en devient épeurant. La colère monte, on la sent monter, et on ne sait pas si ça va être contrôlé. » Kim Gingras approuve. « J’ai travaillé avec de nombreux chorégraphes, à Los Angeles ou en Europe, et je n’ai jamais vu ça », dit-elle.
Steve Bolton attribue cette prise de bec avec Kim Gingras à des motifs purement personnels. « Notre conversation a dérapé. Elle n’était pas reliée à la danse. Mais ça s’est fait à deux, cette dispute », dit-il. Il dit qu’il s’est lui-même abstenu d’entrer dans l’ascenseur pour mettre fin à la discussion.
Un poing dans le mur
D’autres danseuses qui ont collaboré avec Steve Bolton à cette époque parlent d’un environnement oppressant, où elles étaient régulièrement dénigrées. Quatre d’entre elles nous ont dit avoir souffert d’une dépression majeure à la suite de leur passage à 8 Count. « Se faire crier après, se faire humilier sur une base régulière pendant six ans, ça n’a pas de sens. Il a détruit mon estime de moi », dit Vanessa Gagnon. « Il nous surmenait en répétitions, nous faisait travailler encore et encore, sans pause pour boire, jusqu’à l’épuisement total. Au point où j’ai déjà perdu connaissance », ajoute une autre danseuse qui a commencé sa carrière dans la troupe Blueprint. Une troisième danseuse, qui a quitté le milieu, décrit les deux ans au cours desquels elle a côtoyé Steve Bolton comme « un des traumas majeurs de sa vie ».
Une quatrième jeune femme, qui a réclamé l’anonymat parce qu’elle œuvre encore au Québec dans le milieu de la danse et craint les conséquences pour sa carrière, témoigne de ses « années d’abus psychologique » aux mains du chorégraphe au début des années 2010. Elle a néanmoins retravaillé avec Steve Bolton des années plus tard et indique que l’expérience a été beaucoup plus positive.
L’épisode le plus dramatique survenu avec elle s’est produit lors d’une répétition en vue d’une performance à la télévision américaine. Steve Bolton a explosé, estimant que ses danseurs ne performaient pas à son goût. « Il a kické dans une radio en nous disant qu’on n’était pas à la hauteur. Puis, il a punché dans un mur. Mon visage était à un pied de son poing. »
Steve Bolton a nié cet épisode. « La dernière fois que j’ai envoyé mon poing dans le mur, j’avais 14 ans », dit-il.
Lors d’un autre épisode, poursuit la danseuse, le chorégraphe a forcé ses danseurs à faire la chaise, dos appuyé contre le mur, par périodes de trois minutes pendant près d’une heure pour les punir d’avoir mal rempli un document.
« Le lendemain je n’étais pratiquement pas capable de marcher. J’ai eu du mal à monter les escaliers pendant trois jours. »
— Une danseuse
« Il attendait que nos jambes tremblent, que certaines fondent en larmes… Il ne voulait pas nous apprendre quelque chose, il voulait nous voir souffrir », ajoute sa coéquipière, qui a elle aussi fait partie de la troupe à la même époque et décrit de la même façon la punition de « la chaise ». M. Bolton qualifie cette histoire de pure exagération.
La danseuse citée plus tôt a quitté la troupe après quatre ans, démolie. « J’étais en dépression profonde, j’ai consulté pendant trois ans pour m’en sortir. » Son père témoigne lui aussi de « l’état épouvantable » dans lequel sa fille a quitté la troupe. « Ça a été un moment de vie extrêmement difficile pour elle et déchirant pour nous. Le prix à payer a été très élevé pour elle. »