Chronique

Le même homme sous un autre angle

Il s’appelle Desperado. C’est son nom d’artiste. Mercredi soir, avenue du Mont-Royal, c’était son tout premier vernissage hors de la prison.

Devant les gens rassemblés au café Le Placard, l’artiste a pris la parole, la gorge nouée. En expliquant comment l’art lui avait sauvé la vie, sa voix s’est brisée. Des larmes ont coulé.

Desperado, 42 ans, revient de loin. En 2002, après une faillite qui l’a fait tomber dans les bras du crime organisé, il a été condamné à la prison à perpétuité pour un meurtre non prémédité. Après 15 ans en prison, dont plusieurs années dans des pénitenciers à sécurité maximum, il est maintenant en liberté sous condition et veut tout faire pour reprendre sa vie en main.

Le vernissage mettant à l’honneur ses toiles s’inscrit dans le cadre d’un nouveau projet de réinsertion sociale lancé par deux jeunes avocates, MMarie-Claude Lacroix et MNora Demnati, qui croient que toute personne mérite une deuxième chance. Même celles dont la cause n’attire pas nécessairement les sympathies du public.

***

En prison, Desperado pensait que sa vie était finie. Il ne voyait que du vide devant lui. Du vide et de la violence dans un univers où on peut se faire poignarder pour un paquet de cigarettes… Dans les corridors, il sentait la mort. « C’était d’une pesanteur incroyable. »

Pour respirer autre chose et trouver un exutoire à la violence, il s’est tourné vers l’art. Il n’avait jamais touché à un pinceau de sa vie. Pas assez viril pour lui, pensait-il. Il s’est mis à faire de la poterie presque en cachette et à envoyer des œuvres à sa mère. À sa grande surprise, ça lui a sauvé la vie.

« En dedans, tu penses juste à faire du mal. Tu capotes. Ce n’est pas pour rien que tout le monde prend de la drogue. [Les détenus] ne savent pas comment s’en sortir. Le temps est tellement long. La pression des gangs est forte. »

« Les gens cherchent des échappatoires. Moi, je me suis enligné dans l’art. »

— Desperado

Il s’est découvert une passion pour le cubisme après être tombé par hasard sur un livre de Picasso au centre d’art et d’artisanat qui était situé dans la prison Leclerc. Il avait pris l’habitude d’aller s’y asseoir. « Il n’y avait pas de cours. Il fallait être autodidacte. Tu pouvais t’acheter des livres. Moi, j’ai acheté des livres de Picasso. »

De fil en aiguille, il s’est mis à peindre avec les moyens du bord et à y prendre goût. « Je n’avais pas beaucoup d’argent. Disons qu’il fallait acheter du déodorant avant d’acheter des pinceaux… »

Il a commencé par peindre des visages. Des détenus lui commandaient des portraits de leur mère ou de proches décédés dont ils s’ennuyaient. « Je vendais ça pour avoir plus d’argent pour faire de la peinture. »

***

Parmi les œuvres de Desperado exposées au café Le Placard*, plusieurs sont d’inspiration cubiste. Elles montrent le même objet sous différents angles.

D’une certaine façon, c’est un objectif semblable que poursuit l’organisme Regard critique, à l’origine de ce premier vernissage. Montrer le même homme sous un autre angle. Rappeler que des gars comme Desperado ne doivent pas se définir uniquement par leur passé violent s’ils veulent un jour réintégrer la société. Ils sont avant tout des êtres humains avec une histoire qui leur est propre.

« On a tendance à se focaliser sur le délit qu’ils ont commis. C’est souvent horrible, ce qu’ils ont fait. Ils en sont conscients. Mais il faut savoir qu’ils s’en veulent tout autant. Combien de clients me disent : “Je suis un monstre. Je ne vais jamais être capable de me le pardonner.” »

— Me Marie-Claude Lacroix

Desperado vit lui-même avec un sentiment de culpabilité qui ne le quitte pas. Le jugement des autres, il le sait, peut être une deuxième prison. Celui, très sévère, qu’il porte sur lui-même, aussi. « J’ai fait beaucoup de mal dans ma vie. Tous les jours, il y a quelque chose qui me le ramène dans la face. Quelque chose qui me fait penser à la victime. À sa mère ou à ses proches. À quoi pensent-ils, le jour de son anniversaire ? Chaque fois que quelqu’un dans ta famille meurt, tu le sais comment tu penses à ça. Tu fais le lien avec la victime. »

Sous l’ère Harper, les programmes de réinsertion sociale pour les détenus ont été mis à mal, comme si on tenait pour acquis que les droits des détenus allaient à l’encontre des droits des victimes. Pourtant, ces droits ne s’opposent pas. Traiter des détenus comme des moins que rien et miner leurs chances de réinsertion ne ramène pas à la vie leurs victimes, rappelle Me Lacroix.

« Les détenus ne sont-ils pas aussi des êtres humains qui méritent d’être traités avec un minimum de dignité ? Quand j’ai des clients qui me disent : “À force de me faire traiter comme un chien, je vais devenir un chien”, je pense que ça veut tout dire. »

Dans ses moments de désespoir, Desperado a pu compter sur l’aide d’Option-vie, un organisme qui accompagnait les détenus condamnés à la prison à perpétuité et leur rappelait qu’il y avait une vie après le pénitencier. Mais le gouvernement Harper a sabré ces programmes d’aide. MLacroix rencontre parfois des clients de 19, 20 ans qui lui disent : « À quoi bon faire des efforts ? Qu’est-ce qui m’attend dehors ? Ma vie, c’est le pénitencier, maintenant. »

***

Même s’il rêve de pouvoir un jour gagner sa vie comme artiste, Desperado, qui travaille dans le milieu de la construction, a hésité à participer à ce vernissage. Il a hésité aussi à me rencontrer pour en parler. Il avait peur du regard du public. Peur que l’on ne réduise sa vie à un casier judiciaire. Peur que cela ne nuise à sa réinsertion sociale. « Moi, je veux marcher entre la peinture et les murs… Il faut que je marche les fesses serrées pour le restant de mes jours. »

C’est MLacroix qui l’a convaincu d’exposer ses œuvres, produites quand il était en détention et en maison de transition. S’il a fini par accepter, c’est en pensant à tous les détenus qui ont l’impression que la prison à vie est pire qu’une condamnation à mort. Pour leur dire qu’ils ne sont ni des chiens ni des monstres. Pour leur rappeler qu’il y a une vie après le pénitencier. Pour peu que l’on accepte de regarder tout homme en quête d’une deuxième chance sous un nouvel angle.

* L’exposition de Desperado se poursuit au café Le Placard (2129, avenue du Mont-Royal Est, Montréal) jusqu’au 15 octobre. Les fonds rapportés par la vente des œuvres serviront à financer les projets de réinsertion sociale de l’organisme Regard critique.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.