CAMP DU NON

« On était en déficit d’émotion »

JEAN CHAREST EN 1995

37 ans

Chef du Parti progressiste-conservateur

2 députés

Jean Charest a fait son entrée dans le débat référendaire à la mi-septembre, avant même le début officiel de la campagne. C'est à ce moment qu'il sort pour la première fois de sa poche de veston le célèbre passeport, qui deviendra sa marque de commerce.

Vous avez fait votre entrée dans le débat référendaire avant même le début de la campagne. C’était le 17 septembre 1995, à Saint-Joseph-de-Beauce, votre premier discours marquant. Parlez-nous de ce moment.

C’est une pré-campagne pour tester l’organisation. M. Johnson prend la parole, Mme [Lucienne] Robillard aussi, et après c’est moi. On est déjà dans une configuration à trois puisque de l’autre côté, lorsque MM. [Mario] Dumont, Bouchard et Parizeau décident de faire une entente, ç’a un effet miroir chez les fédéralistes, qui eux aussi veulent faire une grande réunion des forces fédéralistes. Tout cela est très signifiant pour moi, parce que je suis le chef d’un caucus de deux personnes et ma visibilité est à peu près nulle. Ça me remet en jeu. Je suis en quelque sorte la version Mario Dumont du côté fédéraliste, le plus petit des joueurs, mais celui qui donne une caution au groupe. C’est dans cet environnement que j’arrive en Beauce, et c’est là que le fameux passeport fait son apparition.

Était-il écrit, ce discours, en Beauce ?

Il y avait des notes, mais moi, je ne lis pas mes discours. Mon style est davantage sur l’improvisation, ce qui ne veut pas dire que je ne me prépare pas. L’art de la rédaction, c’est des phrases courtes et get to the point. Il faut se dire que les gens à qui on s’adresse vont retenir une ou deux idées d’un discours. Les chiffres, ça ne marche pas. Et celui qui livre le discours a une obligation envers la salle : être clair, utiliser un langage que les gens comprennent. Citer Churchill, ça ne résonne pas. La grande erreur, c’est de penser que le discours c’est l’effet de toge. Un bon discours, c’est d’abord le contenu. Le reste suit.

Quand on se lève pour parler, il faut se dire : c’est mon moment. Il faut l’habiter. Et il faut vivre avec les silences. C’est très puissant, dans un discours, un silence. Les gens ont peur de ça au début, mais les plus grands orateurs, comme Martin Luther King, maîtrisent les silences.

Quand je fais un discours, j’ai besoin de sentir la foule, d’aller serrer des mains avant, de prendre le pouls. Il faut que ça connecte, sinon, ça gèle, j’ai le sentiment de ne pas être branché sur la salle. L’objectif, c’est de ne faire qu’un avec cette salle. C’est un art, vous savez.

Avant d’arriver en Beauce, on avait eu une discussion sur la teneur du message qu’on voulait livrer, sur les symboles qu’on voulait utiliser. Et c’est là que l’idée du passeport est arrivée. Le défi d’un discours, c’est de communiquer un message en l’encapsulant dans une phrase, un geste. Le passeport est devenu le symbole fort. Les gens ont beaucoup apprécié, ils ont réagi. On a vu que l’objet physique permettait de livrer un message puissant.

Quand on est sur la scène à un moment comme ça, qu’est-ce qu’on ressent ?

Une certaine euphorie. Quand on réussit à communier avec la salle, on le ressent physiquement. C’est une émotion forte. Très forte. L’euphorie ne dure pas, et il faut s’en méfier, parce que c’est là qu’on est vulnérable. Quand on quitte l’événement et que les journalistes nous suivent pour un commentaire, parce qu’on est euphorique, on dit quelque chose qu’on n’aurait pas dit normalement. D’où l’importance de la discipline.

Et la nature de l’événement joue sur la force des discours…

Évidemment. C’est un référendum, on jouait gros. Et dans le camp fédéraliste, il y avait un déficit d’émotion. C’était très clinique, notre affaire. C’était les jobs, le dollar canadien… Et la politique, c’est de l’émotion. J’étais celui qui venait combler ce déficit d’émotion. Plus la campagne avançait, plus il y avait une demande du côté fédéraliste pour cette émotion. On voulait que je sois là parce qu’ils voyaient la campagne du Oui et ils disaient : on en veut, nous aussi, de l’émotion ! Donnez-nous quelqu’un qui va nous transmettre cette émotion ! Ils voulaient quelqu’un pour accoter Lucien.

Et comment vous avez fait ça ?

Je fais mes discours avec mes convictions et mes émotions à moi. Une émotion qui est sincère, sentie, et qui répond à ce que l’auditoire veut. Ils veulent entendre dire sur le Canada des arguments avec autant d’émotion et d’attachement que ce que Lucien était capable de livrer sur le Québec. Ils veulent une réplique. Et je leur fournis ça.

L’enjeu est colossal…

Oui. Ça ne se compare pas à une campagne électorale, où la tension est déjà pas mal élevée. Mais un référendum, c’est autre chose. On joue l’histoire.

Quelle était la fréquence de vos discours ?

Je faisais des événements tous les jours et les discours dans les grandes salles une ou deux fois par semaine.

Quel a été votre meilleur discours de la campagne ?

Probablement celui de la Beauce, où le passeport est apparu pour la première fois. Parce que ç’a été une révélation.

Le discours de Verdun a aussi été marquant. On est à une semaine du vote, le jour où les marchés plantent. On avait senti un frisson du côté des Québécois ce jour-là. L’émotion était très forte. En entrant dans l’aréna, Michèle et moi, les pieds ne nous ont pas touché à terre jusqu’à la scène.

Ce que je voulais dire à Jean Chrétien avec ce discours, c’est que sur l’avenir du Canada, on était côte à côte. C’était un message extrêmement important pour les gens : il ne fallait pas qu’ils pensent qu’il y avait des différences telles entre nous que ça remettait en question notre engagement à travailler ensemble.

Quand vous regardiez M. Bouchard faire ses discours, comment vous le trouviez ?

Je le trouvais très bon. J’ai connu Lucien à son arrivée à Ottawa en 1988. Il n’était pas formé à la politique partisane. Les discours, c’était nouveau et au début il n’était pas très bon. Mais il est devenu très puissant. Le discours, c’est l’art de capturer le moment autour d’une idée et de le faire vivre. En 1995, Lucien était en communion avec l’idée qu’il avait épousée et les gens à qui il parlait.

Est-ce que vous vous souvenez d’un mauvais discours pendant la campagne ?

À Joliette, j’en avais fait un qui était long, et où je me répétais. Mais j’étais fatigué. Je n’avais pas fait suffisamment d’effort pour me concentrer sur le message que je devais livrer. Le symptôme de celui qui n’est pas préparé, c’est le discours trop long.

Ça dure combien de temps, un bon discours ?

Trente minutes. Vous savez qu’en France, un discours court, c’est interprété comme un manque de contenu. Chez nous, un discours long, c’est interprété comme une absence de contenu.

Chaque société a ses codes…

Avez-vous des modèles d’orateurs ?

J’ai appris en observant différentes personnes, des bons et des moins bons. Brian Mulroney était très bon dans ses discours. C’est un homme intelligent, qui avait beaucoup de cœur. Au caucus, où il était vraiment libéré, sans contraintes, sans caméras, il avait beaucoup d’ascendant à cause de ses discours. C’était très axé sur l’émotion, les convictions, l’authenticité.

Moi, j’ai appris à la dure. Mon rêve, c’était d’être avocat en droit criminel. J’ai fait sept procès devant jury : une école de vie formidable. Les meilleurs plaideurs devant jury, ça n’était pas ceux qui faisaient des effets de toge, c’était ceux qui avaient le plus d’authenticité. Ce n’est pas la belle phrase bien tournée, c’est juste la capacité de convaincre parce que les gens ont le sentiment que ce qui sort de ta bouche est vrai. Quand on dit qu’une personne trouve son ton, ça n’est pas juste une affaire de cordes vocales, c’est une personne qui est à la recherche de son âme.

Diriez-vous que vous l’avez trouvée, votre âme, durant la campagne référendaire ?

En partie, oui.

Est-ce que vous avez eu peur de perdre le Canada tel qu’on le connaît au cours de cette campagne ?

Oui. Surtout au moment où la campagne change. Dans la première partie, les fédéralistes se laissent leurrer par les sondages. Puis, les souverainistes changent de vitesse, ils font la démonstration qu’ils sont maîtres du jeu. On tombe sur la défensive. Alors oui, on a craint pour le résultat.

Le soir du référendum, dès que les résultats sont connus, M. Chrétien interrompt votre discours. C’est symbolique. Vous êtes-vous senti floué ?

Je n’étais pas content. Je fais un bon petit discours le soir, et mon épouse Michèle me dit : c’était un bon discours, mais personne ne l’a vu, M. Chrétien est entré en ondes. Il y a des gens qui le lui ont reproché. Je ne pense pas qu’il l’ait fait exprès. Disons que ç’a mal fini la soirée, la plogue était tirée…

Vous êtes-vous senti « déplogué », justement ? Le spectacle était fini pour vous et on retournait dans l’arrière-boutique ?

Le lendemain du référendum, j’ai vécu un moment inoubliable. J’arrive à la Chambre, on est juste deux députés dans le parti. On saigne quasiment du nez tellement on est haut dans les gradins… Les chefs prennent tous la parole. Je veux parler moi aussi, c’est un moment solennel dans l’histoire du pays. Mais je n’ai pas de droit de parole, puisque je n’ai pas assez de députés. Je demande la parole. Les libéraux fédéraux sont d’accord. Je n’oublierai jamais l’arrière de la tête de Lucien qui dit non. Pas de consentement. Je quitte avec beaucoup de dépit. Et là, en arrière, il y a Michel Gauthier. J’étais tellement choqué, je lui ai dit : « Vous auriez dû me laisser parler. » Gauthier me regarde et il dit : « T’es qui toi ? » Le lendemain du référendum. « T’es qui toi ? » Je ne l’ai jamais oublié.

Est-ce que de nos jours, le discours a la même importance ?

Pendant les campagnes électorales, il faut créer des moments où le discours a de l’importance. Mais il y a aussi des moments privés. Par exemple, la première réunion de cabinet. Ce que le premier ministre dit dans les premiers instants est très important pour donner le ton à son gouvernement. C’est un auditoire privé, mais c’est extrêmement important.

Pourriez-vous refaire ces discours livrés il y a 20 ans aujourd’hui ?

Il y a un bon test : est-ce que je redirais les mêmes choses que j’ai dites à ce moment-là ? Est-ce qu’il y a des arguments qui m’embarrasseraient ? Est-ce qu’il y a des choses que j’aurais aimé ne pas dire ? Je pense qu’il n’y a pas grand-chose que j’ai pu dire que je regrette.

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