Camp du oui

L’orateur fusionnel

Lucien Bouchard en 1995

57 ans

Chef du Bloc québécois

54 députés 

Après un départ difficile pour le camp du Oui, Jacques Parizeau change totalement le cours de la campagne référendaire, le 7 octobre, en nommant Lucien Bouchard, alors chef du Bloc québécois et chef de l’opposition officielle à Ottawa, négociateur en chef.

Votre premier discours de la campagne ?

Ma première intervention un peu significative, c’est cet après-midi au Chalet de la montagne, quand M. Parizeau a annoncé que je serais négociateur en chef.

On s’était partagé les rôles au départ, ça reproduisait à peu près, mais à l’inverse, le schéma de la campagne [fédérale du Bloc] de 1993, où moi j’étais en avant et M. Parizeau était en soutien et se promenait sur les routes de gravelle. Ça s’est très bien passé entre nous.

Mais après cette première semaine de campagne, ça n’allait pas bien pour nous. Les sondages étaient mauvais, certains étaient défaitistes. Jean Royer [chef de cabinet de Jacques Parizeau] m’a appelé et le lendemain, je rejoignais M. Parizeau.

Je n’ai pas pu rédiger de discours, j’avais griffonné quelques notes dans la chambre des enfants. M. Parizeau avait un discours fantastique. Il faisait la liste de tous les moments historiques où le fédéral avait dit « non » au Québec.

J’ai suivi, sans texte. C’était relativement facile, il y avait tellement de tension et d’émotion, il s’agissait de les exprimer.

M. Parizeau vous a passé le relais, vous êtes devenu le principal porte-parole du Oui…

C’est un geste qui lui a demandé beaucoup de courage et d’abnégation même. Il était premier ministre, désigné chef du Oui par la loi, et là je prenais ses choses, l’autocar, son personnel, etc.

On s’est arrêté une première fois au métro Mont-Royal, j’étais monté sur une plateforme de camion. C’était un bel automne. Les gens s’arrêtaient… la foule s’assemblait. Ce que j’ai dit, je ne m’en souviens pas. Mais on sentait qu’il se passait quelque chose. Le courant passait.

Toujours sans le moindre texte ?

Je n’ai eu aucun rédacteur de toute la campagne. Or, les rédacteurs en politique, c’est important. Il y a toujours un rédacteur auprès des dirigeants.

Probablement Churchill (prix Nobel de littérature !) n’en avait pas. De Gaulle en avait. Aux États-Unis, c’est un poste formalisé.

Quand j’étais au Bloc, j’en avais un. À Québec, j’ai eu le meilleur : Lisée. Mais pour la campagne, je n’en avais aucun parce que je ne devais pas faire de discours !

Et on n’avait pas le temps de commencer à regarder des textes. Ça s’est fait dans la précipitation.

Comment on fait, alors ?

Il fallait que je reprenne le débat amorcé depuis une semaine. J’étais très conscient de l’importance des enjeux. Gagner ou perdre, c’était considérable !

Gagner, ce serait difficile, il y aurait des négociations, etc. Mais perdre, ce n’était pas une option. Perdre un référendum, c’est dramatique ! J’étais un peu traumatisé par ça et c’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas voulu en faire un quand j’étais aux affaires à Québec (1996-2001).

Chaque fois qu’on a perdu un référendum, on a reculé. La Constitution de 1982, adoptée à l’encontre de la volonté du Québec, a enlevé des pouvoirs au Québec ; c’est un résultat du référendum de 1980. Et la Loi sur la clarté, c’est un résultat de 1995. C’est grave, perdre un référendum, on ne peut plus perdre de référendum !

Et il y avait des attentes. Si on fait venir un frappeur de relève, faut pas qu’il passe dans la mitt !

Vous sembliez porté par la foule.

C’est le cœur de toute communication de persuasion politique : la fusion entre le locuteur et les gens. Dans l’émotion, une sorte d’osmose s’opère. Ça n’arrive jamais, ça… Moi je ne pensais pas que ça m’arriverait dans ma vie. Mais j’ai senti ça. J’avais l’impression de parler au peuple du Québec. Je ne me sentais pas digne de ça, mais les circonstances l’ont voulu…

Et comment on se sent ?

Dans ces rares moments, ça vient chercher tout ce qu’il y a en nous-même. Ça sort. Toutes nos sensibilités profondes, tout ce qui nous rattache au Québec, mes souvenirs d’enfance, mes études, mes références littéraires, historiques… Ça sort, ça sort… Ça se résout en un discours, en l’expression d’une passion.

Vous n’étiez pas un néophyte…

J’avais l’expérience de la parole. Ce n’est pas simple. Il y a toutes sortes de paroles et d’orateurs. Il faut en rater aussi, pour apprendre !

J’avais plaidé pendant 10 ans, avant j’ai fait des débats oratoires au collège, dans la formation classique on traduisait les discours de Cicéron, de Démosthène, on prenait ça au sérieux… J’ai toujours été fasciné par l’éloquence, échanger avec le public, convaincre… J’ai écrit des discours pour Mulroney…

Quand c’est du droit, c’est de la logique pure. Il faut convaincre le juge, ne pas s’emporter. C’est un style.

Quels sont vos modèles ?

Je me suis laissé dire que Pierre Elliott Trudeau considérait que les trois plus grands orateurs que le Québec ait connus étaient Henri Bourassa, le cardinal Léger et le maire Camillien Houde. Des types très différents !

Le cardinal Léger, formé à l’art oratoire classique, dans le style de Bossuet, Bourdaloue, ample, avec une passion religieuse profonde, un port de prince…

Et vous ?

Pour moi, le plus grand discours québécois que je connaisse est celui d’Henri Bourassa au congrès eucharistique de 1910 à Montréal.

L’archevêque de Westminster, Bourne, vient de dire que le catholicisme en Amérique du Nord doit passer par l’anglais.

On est à la basilique Notre-Dame, c’est plein à craquer, il y a là 800 ou 900 évêques, ça déborde…

Bourassa a préparé un discours, mais les évêques l’incitent à répliquer. Il se rend à l’avant et défend la langue française.

[Il cite de mémoire :]

« N’arrachez à personne, ô prêtres du Christ ! ce qui est le plus cher à l’homme après le Dieu qu’il adore ! »

Les gens crient, ils pleurent, ils sont frénétiques ! C’est un événement énorme, Wilfrid Laurier est venu, Lomer Gouin…

[Il cite encore:]

« Quand les Iroquois attaquaient le Christ, quand les Anglais attaquaient le Christ, nous avons confessé le Christ dans notre langue ! » Les évêques pleuraient !

Et tout ça dans une langue formidable.

Qu’est-ce qui fait un grand discours ?

Tout le monde sait que ça prend un grand événement pour faire un grand discours.

Quand André Malraux accueille les cendres de Jean Moulin (mort torturé par les nazis) au Panthéon, devant le général de Gaulle… Quand Churchill se lève à la Chambre des communes quand les nazis sont aux portes… We shall fight on the beaches, we shall fight in the fields and in the streets… We shall never surrender !

J’ai déjà écrit un discours sur l’inauguration d’un silo à grains pour Mulroney, ça, même Churchill…

Vous écoutiez Churchill dans votre voiture avant vos discours, en 1995…

J’avais acheté des disques de ses discours après une visite de son cabinet de guerre souterrain… Je les écoute encore !

Et vous entriez dans la salle, gonflé, mais sans préparation, quatre ou cinq fois par jour…

J’avais l’impression que je disais aux gens ce qu’ils sentaient. Je me sentais comme eux, j’étais comme eux.

En même temps je savais qu’on ne peut pas être purement émotif. Il y a un dosage de rationnel et d’émotion. Il y a des grandes questions : l’économie, les échanges commerciaux.

Il faut aussi faire rire le monde. J’inventais des téléphones et des télégrammes entre les chefs fédéralistes. Le monde riait.

J’essayais de mettre de la poésie. Quand je me promenais à travers le Québec, j’étais frappé par la beauté des paysages, je parlais des montagnes, des rivières…

Votre meilleur discours ?

Je ne sais pas. Des fois l’adversaire te donne des munitions. J’étais à Sept-Îles, je ne savais pas ce que j’allais dire. J’écoute les nouvelles. Daniel Johnson a demandé en pleine campagne à Jean Chrétien de reconnaître la société distincte : c’était revenir à l’accord du lac Meech. Je l’ai trouvé courageux. Et tout de suite, Jean Chrétien a dit : pas question.

J’avais mon discours !

Votre pire discours ?

Dans une église désaffectée, je faisais un discours sur l’avenir du Québec. Mon frère est démographe, on avait eu une discussion, il y a une expression consacrée en démographie : les femmes de race blanche. Bon. Alors je commence et je dis qu’on ne fait pas assez d’enfants, qu’au Québec, on a les femmes de race blanche qui font le moins d’enfants… Ouf ! Sur le coup je ne m’en suis pas rendu compte. Mais après, un conseiller me dit : « M. Bouchard, ce n’est pas votre meilleure, aller dire aux femmes de faire plus d’enfants, et parler de race blanche…»

Jean Chrétien, le lendemain, a repris ça. Ils pensaient qu’ils avaient ce qu’il fallait pour briser mon élan. Ça n’a pas marché entre autres parce que Françoise David, Monique Simard et d’autres ont pris ma défense. C’est pour ça que Françoise, je l’aime, même si on ne pense pas la même chose !

C’est pour ça aussi que c’est très dangereux, de parler sans texte !

Le seul que j’ai écrit de toute la campagne, je n’ai pas pu le prononcer : c’est celui de la victoire.

Comment trouviez-vous Jean Charest ?

Il était bon, très efficace et avec des arguments plus de nature à rapailler les appuis fédéralistes.

J’ai toujours trouvé que les fédéralistes ne savaient pas faire rêver dans leurs discours.

Wilfrid Laurier, je ne l’ai pas entendu, mais c’était probablement le plus grand premier ministre du Canada. Un physique, adoré des Québécois. Et lui faisait rêver les Québécois avec le Canada. On allait être deux peuples égaux. Un grand rêve !

On essaie d’imaginer vos discours en 2015…

On ne peut pas. Ceux qui veulent renouveler le discours souverainiste, c’est tout un programme. Ça prend un contexte, ça prend des gens pour écouter ! 

L’art du discours a bien changé.

Mais quand on vous oblige à vous exprimer en 140 caractères… essayez donc de soulever une foule ! Je serais totalement déphasé dans la réalité politique d’aujourd’hui.

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