médicament controversé contre la malaria

Un « échec grave » des autorités canadiennes

Santé Canada et l’armée canadienne ont mis la santé des Canadiens en danger en ne réagissant pas assez rapidement aux nouvelles connaissances sur la méfloquine, dénoncent des scientifiques. L’un d’eux va même jusqu’à accuser l’armée canadienne d’utiliser « les mêmes tactiques que l’industrie du tabac » en niant le consensus scientifique. Le point en quatre questions.

Que reproche-t-on à Santé Canada ?

En gros, d’avoir tardé à réagir aux nouvelles études qui montrent les dangers de la méfloquine. En 2013, aux États-Unis, la Food and Drug Administration (FDA) a ajouté ce qui s’appelle une « mise en garde encadrée » à l’étiquette de la méfloquine. Cet avertissement, le plus sérieux à sa disposition, vise à « attirer l’attention sur des risques sérieux ou potentiellement mortels » d’un médicament.

La FDA y mentionnait clairement les risques d’effets à long terme de la méfloquine et conseillait d’interrompre le traitement devant tout effet neurologique ou psychiatrique comme les étourdissements, la dépression, l’anxiété et plusieurs autres.

Les autorités européennes ont agi de façon similaire en 2014. Or, une telle mise en garde n’est apparue que le 4 août dernier au Canada.

Remington Nevin, de la Johns Hopkins University Bloomberg School of Public Health, parle d’un « grave échec » de la part de Santé Canada.

« On parle de trois ans pendant lesquels les voyageurs canadiens ont été placés devant des risques importants », a-t-il dit à La Presse. Santé Canada « a mis la santé des Canadiens à risque », nous a aussi dit la psychiatre américaine Elspeth Ritchie.

Santé Canada a refusé les demandes d’entrevue répétées de La Presse. Par courriel, le Ministère souligne que la monographie officielle du produit conseillait dès 2003 aux patients d’interrompre le traitement en présence de certains effets secondaires. L’expert Remington Nevin juge cependant cette liste d’effets secondaires insuffisante et estime que les avertissements n’étaient pas assez clairs.

Qu’est-ce que cela signifie pour les voyageurs canadiens ?

Il est probable qu’ils n’aient pas été informés de tous les risques potentiels de la méfloquine. La psychiatre Elspeth Ritchie souligne que d’autres médicaments plus sécuritaires et aussi efficaces contre la malaria existent (Malarone, chloroquine, doxycycline).

« Aujourd’hui, compte tenu des risques et des solutions de rechange, j’estime que personne ne devrait prendre de la méfloquine », dit-elle.

Les voyageurs sont-ils les seuls à être à risque ?

Non. Les experts estiment que la prise de méfloquine est particulièrement problématique chez les militaires déployés dans des pays où la malaria est présente. La première raison est que plusieurs des effets secondaires du médicament (anxiété, troubles du sommeil, paranoïa) peuvent être confondus avec la réaction normale de militaires envoyés en zone de risque. L’autre est que de tels symptômes sont souvent rapportés à cause de la culture militaire. Cela fait en sorte que les signes avant-coureurs qui commandent d’interrompre la médication sous peine de possibles séquelles à long terme peuvent passer inaperçus.

Après une mission, les effets causés par la méfloquine peuvent aussi être facilement confondus avec le syndrome de stress post-traumatique, ce qui empêche de bien traiter les militaires affectés.

Quelle est la position de l’armée canadienne sur la méfloquine ?

Devant les changements apportés par Santé Canada, l’armée canadienne a annoncé ce mois-ci une révision de son utilisation. En attendant, elle continue cependant de l’offrir aux soldats au même titre que d’autres médicaments anti-malaria.

« Nous considérons toujours la méfloquine comme un médicament de première ligne », a dit à La Presse le lieutenant-colonel Andrew Currie, responsable des maladies infectieuses au sein de l’armée canadienne. Selon lui, la petite taille des missions canadiennes par rapport aux missions américaines ou britanniques permet de faire un meilleur dépistage des contre-indications et d’administrer la méfloquine de façon sécuritaire.

L’armée canadienne plaide que la méfloquine est nécessaire dans certains pays du monde, car le parasite de la malaria y est devenu résistant aux autres médicaments. Trois scientifiques interrogés par La Presse nient cependant cette affirmation. Le lieutenant-colonel Currie a aussi affirmé que seulement « 1 patient sur 11 000 » développe des effets secondaires graves liés à la méfloquine.

« Ce sont les chiffres qu’on utilisait il y a 20 ans, commente la psychiatre Elspeth Ritchie. J’estime maintenant qu’entre 25 et 50 % des patients développent des effets secondaires psychiatriques liés à la méfloquine. On ignore la proportion exacte de patients chez qui ces effets seront graves ou persisteront à long terme, mais mes recherches et les récits qu’on recueille me font dire que c’est bien davantage que 1 sur 11 000. »

L’expert Remington Nevin s’explique mal que l’armée canadienne fasse des affirmations qui, selon lui, ne correspondent pas aux connaissances actuelles.

« Les déclarations des Forces armées canadiennes, et en particulier celles de son médecin général, sont des tentatives très cyniques de créer des doutes sur une question pour laquelle il existe un consensus scientifique, dit-il. Le médecin général devrait avoir honte d’utiliser les mêmes tactiques que nous a déjà servies l’industrie du tabac. »

Notons que même si la méfloquine est toujours considérée comme un médicament de première ligne, les soldats canadiens en consomment de moins en moins. La méfloquine compte aujourd’hui pour environ 5 % des ordonnances de médicaments contre la malaria, alors qu’elle était l’option la plus populaire au milieu des années 2000. L’an dernier, par exemple, seulement 42 membres de l’armée en ont consommé.

« Nous permettons aux individus de décider de façon éclairée quel médicament anti-malaria est le meilleur pour eux. Ils peuvent prendre un autre médicament s’ils ne veulent pas prendre la méfloquine », explique la porte-parole Jennifer Eckersley.

L’armée affirme qu’elle aura terminé sa révision de l’usage des médicaments contre la malaria à la fin du mois de mars 2017. Elle n’a pu préciser si les nouvelles directives seront prêtes avant la mission de maintien de la paix de trois ans qu’effectuera le Canada en Afrique, et qui amènera certainement un grand nombre de soldats à consommer des médicaments anti-malaria.

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