Chronique

Notre place de la République

Parmi les sujets chauds qui ont marqué l’actualité de l’été 1996 à Montréal, il y a eu la série de confrontations entre la police et des jeunes qui occupaient la place Émilie-Gamelin. Rappelez-vous, le lieu a été le théâtre d’affrontements parfois virulents entre les forces de l’ordre et ceux que les journalistes et le public appelaient simplement « les punks ».

Dès le début de l’été, ceux qui avaient choisi ce nouveau parc (il a perdu son appellation de square Berri en avril de la même année) comme lieu de rencontre ont fait part de leur écœurement à recevoir l’incessante visite des policiers. La tension a monté d’un cran le dimanche 7 juillet lorsqu’un leader du groupe a été arrêté pour non-respect de condition.

En guise d’appui, quelques dizaines de jeunes, drapeau anarchiste bien dressé, ont alors décidé de manifester devant le poste 33. Matraque à la main, une vingtaine de policiers les avaient à l’œil. Quand, quelques heures plus tard, le jeune homme mis en examen a été relâché, il a été acclamé par ses supporteurs. « Bonjour, la police ! », se sont-ils mis à chanter.

Mais le point culminant de cet été s’est déroulé dans la nuit du 28 au 29 juillet quand plus de 300 jeunes ont décidé d’occuper la place Émilie-Gamelin. Un feu allumé par des manifestants a forcé une intervention policière qui s’est soldée par 77 arrestations. Des contraventions de 115 $ ont été remises à ceux qui avaient enfreint le règlement de « s’être trouvé dans un parc après les heures d’ouverture ».

Un mois plus tard, une manifestation visant à dénoncer ces arrestations a eu lieu dans ce lieu nommé en l’honneur de la fondatrice des sœurs de la Providence, une congrégation qui, pendant 120 ans, a servi de la soupe aux plus démunis. De premières rencontres entre les jeunes, des groupes sociaux et des représentants du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ont eu lieu afin de trouver des pistes de solution.

J’ai tenu à faire ce survol car il est très important. Vingt-trois ans après ces événements, ce lieu emblématique du Centre-Sud où plus personne n’avait envie d’aller, ce rendez-vous des toxicomanes, des sans-abri, des écorchés vifs, des psychiatrisés isolés et des prostitué(e)s accros au crack a vécu une transformation extrême. Et cela est digne de mention.

Pour la cinquième année, l’équipe du Partenariat du Quartier des spectacles (PQDS) fera de la place Émilie-Gamelin un endroit accueillant qu’on appelle les Jardins Gamelin. L’aménagement est en train de se faire. Jusqu’au mois de septembre, une foule d’activités auront lieu tous les jours.

Ce tour de force est en grande partie lié à un fabuleux travail d’équipe du PQDS, du SPVM, du Sentier urbain, d’organismes sociaux du Centre-Sud (Cactus Montréal, Spectre de rue, Société de développement social, etc.) et des élus de l’arrondissement de Ville-Marie. Tous les trois mois, des représentants de ces groupes se réunissent afin de discuter de la vocation du lieu. Le but n’étant pas juste d’offrir des cours de tango aux résidants du Plateau et du Mile End, on tente de voir comment on peut intégrer ceux qui en ont aussi besoin et leur venir en aide.

Il faut se le dire, si la place Émilie-Gamelin devient si belle et attrayante durant l’été, les problèmes qui frappent des centaines de personnes démunies ne s’effacent pas d’un coup de baguette magique. Il suffit de marcher dans la rue Sainte-Catherine, entre Saint-Hubert et Amherst, pour s’en rendre compte. Vous allez y côtoyer une grosse misère, une détresse qui vous fend le cœur en deux comme une hache pourrait le faire.

J’y vois régulièrement une fille prête à faire n’importe quel geste pour un peu d’argent. Elle erre, les cheveux sales et ébouriffés, les dents rares, quémandant des pièces de monnaie ou offrant ses services au premier venu. L’autre jour, devant le Dollarama, elle comptait son argent devant un vendeur de crack. Le cœur fendu en deux, que je vous dis…

Cette zone du Village a remplacé le théâtre qui avait lieu à l’angle de Saint-Laurent et Sainte-Catherine. La misère reste la même. Ce qui a changé, c’est la qualité des moyens pour étouffer et nourrir cette détresse. La bière et la coke ont été remplacées par le crack, le free base et toutes sortes de saloperies contenant du fentanyl… 

Comme plein d’autres choses, comme les produits du Dollarama, les moyens pour se geler sont devenus plus cheap, moins regardant sur les classes sociales.

On pourrait croire que la présence des Jardins Gamelin n’est qu’un maquillage, un mirage, une manière de déplacer un problème quelques rues plus loin. Mais quand on échange avec les responsables des organismes sociaux qui interviennent dans ce secteur, on se rend compte que cette animation a un véritable impact sur leur travail. C’est ce que m’a confirmé Martin Petrarca, directeur général de la Société de développement social.

La grande réussite des Jardins Gamelin est de permettre une cohabitation. Cinq ans après son lancement, ce projet rassemble tous les citoyens, sans discrimination aucune. Les gens qui ont envie de danser ou d’écouter de la musique ne craignent plus de fréquenter l’endroit. Quant aux marginalisés, ils se sentent moins isolés, moins mis de côté.

L’esprit démocratique qui s’est mis en place au cours des dernières années a contribué à faire de la place Émilie-Gamelin le point de départ ou de chute de plusieurs manifestations, le lieu de rassemblement des foules quand on sent le besoin d’exprimer une émotion ou une opinion.

Les Parisiens ont les places de la République ou de la Bastille pour ce genre de choses. C’est dans ces lieux emblématiques que les citoyens aiment exprimer leur colère, leur peine ou leur jubilation. À Montréal, nous avons maintenant la place Émilie-Gamelin pour cela. Aux armes, citoyens ! Mais aussi au tango !

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