Opinion

L’important, c’est la santé !

Dans les années 2000, j’ai enseigné la physiologie humaine au baccalauréat en sciences infirmières de l’Université du Québec à Rimouski. En plus du campus de Rimouski, je donnais le cours au campus de Lévis, mais aussi au cégep de Baie-Comeau.

De mes rencontres avec les infirmières, il reste les souvenirs de cette dame de Baie-Comeau pleurant à chaudes larmes pendant le cours parce qu’elle était trop fatiguée, disait-elle, pour se concentrer. Avec trois enfants à la maison et une surcharge de travail, elle ne savait plus comment sortir la tête de l’eau. Une scène qui m’avait fendu le cœur. Déjà à cette époque, la surcharge de travail des infirmières était colossale et omniprésente dans la bouche de celles qui suivaient la formation continue. J’ai bien dit des infirmières, car sur une classe de 50 personnes à Lévis, j’avais deux hommes. Désolé pour les puristes de la langue, mais dans ce cas, le féminin l’emporte largement. 

Aujourd’hui, on a décidé qu’il fallait leur imposer du temps supplémentaire obligatoire. Aux médecins, on donne des « primes jaquettes » et des primes d’assiduité, et les infirmières sont obligées de rester après le temps régulier de travail pour donner leur corps, leur santé et parfois sacrifier leur famille pour soutenir le système à bout de bras. Pour s’opposer à cette obligation inhumaine, les jeunes diplômées refusent désormais de s’engager dans des postes à temps plein. Il n’y a que les imbéciles pour continuer d’acheter cette sagesse, « le travail c’est la santé », qui semble inventée par les penseurs du capitalisme pour mieux exploiter les masses laborieuses en les engageant sur la route de l’accomplissement professionnel à tout prix. 

Oui, le boulot est porteur de santé, à condition de ne pas toujours travailler comme un malade.

Ça, les jeunes diplômés d’aujourd’hui l’ont bien compris. Si vous leur demandez leur priorité dans la vie, le bonheur et la famille passent très souvent avant la réalisation par le seul travail qui faisait la fierté première de bien de leurs parents. Ils refusent d’embrasser ce capitalisme qui associe la valeur d’un humain à la seule quantité d’argent qu’il fait en travaillant ou en exploitant les autres. Combien est-ce que tu vaux à la banque ? Tel homme d’affaires vaut telle quantité de milliards. Comme si s’élever, aimer, s’émouvoir et partager les joies et les larmes des autres ne faisaient pas aussi partie de la valeur intrinsèque d’un humain. 

Dans les écoles de la CSDM aussi, on a appris cette semaine que les remplacements ont atteint un nombre record en 2017. Pour cause, bien des enseignantes d’expérience, ou désireuses de ne pas se tuer à l’ouvrage, partent pour d’autres cieux plus cléments ou se déclarent malades pour retrouver la santé mentale. J’ai bien dit des enseignantes, car que ce soit en soins infirmiers ou en enseignement préscolaire et primaire, ce sont très majoritairement des femmes qui y troquent parfois leur santé contre de l’argent. Si ces deux métiers étaient majoritairement masculins, parions que les choses auraient été bien différentes. 

La clairvoyance du Pygmée au travail

Connaissez-vous le conte du Pygmée et de l’Américain ? Des variantes de cette fable existent dans bien d’autres pays et mettent en scène d’autres indigènes. Je vais donc vous résumer cette histoire qui traite du choix que nous devons tous faire un jour ou l’autre. Désolé pour ceux qui la connaissent déjà ! 

C’est l’histoire d’un Pygmée qui arrive sur le bord d’une rivière. Il lance sa ligne et attrape un poisson, relance sa ligne et fait une deuxième prise. Il s’activait à ranger sa ligne et retournait au village pour manger ses poissons avec sa famille quand un touriste américain qui suivait la scène l’interpelle : « Où vas-tu ? 

— Je rentre chez moi, répond le Pygmée. 

— Mais non, tu ne peux pas faire ça quand la pêche est si bonne, expliqua l’Américain. Tu as attrapé deux poissons en moins de cinq minutes. Tu devrais continuer à pêcher, vendre une partie de tes prises, investir dans une petite pirogue qui te permettra d’aller plus loin que les autres pêcheurs, ramener de plus importantes quantités de poissons et faire encore plus d’argent. 

— Pourquoi ? demanda le Pygmée. 

— En pêchant avec ta pirogue, dans une vingtaine d’années, tu feras suffisamment d’argent pour t’acheter un gros bateau, embaucher des gens qui travailleront pour toi, et pendant ce temps, tu pourras te la couler douce. 

Et le Pygmée de répondre sans hésiter à l’Américain : « Excuse-moi, mais me reposer, c’est ce que je m’en vais faire maintenant ! » 

Entre être et avoir, il faut parfois trouver l’équilibre, et les jeunes infirmières et enseignantes commencent à adhérer à l’esprit du Pygmée.

À quoi ça sert de toujours courir sur une ligne droite quand on sait qu’il y a un précipice qui nous attend au bout ? Ainsi disait l’auteure sénégalaise Fatou Diome pour mieux rappeler qu’il y a un temps pour travailler et un autre pour célébrer autrement ce court passage sur terre que nous appelons une vie humaine. 

Pitié pour les infirmières et les enseignantes ! Plus que de notre amour, elles ont surtout besoin de notre reconnaissance.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.