Ma dernière chronique

Au revoir

Trop souvent, c’est quand on se prépare à partir qu’on réalise à quel point on aimait ce que l’on quitte, à quel point ce que l’on quitte va nous manquer.

À quelques jours de mon départ de La Presse, c’est le sentiment qui m’habite. Moi qui, dans cette deuxième maison qu’est la salle de rédaction de La Presse, ai plus souvent qu’à mon tour rouspété et rué dans les brancards, moi qui ai soupiré en regardant ma montre et en priant pour que ça finisse au plus vite, moi qui ai maugréé contre la pression parfois insoutenable de l’heure de tombée, souvent insatisfaite du texte pondu trop vite ou trop tard, voilà que je voudrais étirer le temps, retenir les heures et retarder la fin de ce chapitre de ma vie, ce merveilleux chapitre de ma vie, ici à La Presse.

On ne quitte pas un lieu et une tribune que l’on fréquente depuis 26 ans impunément.

Surtout pas après y avoir vécu un tourbillon de joies, de peines, de frustrations, d’amitiés, de déceptions, de deuils, de leçons de vie éclairantes, de moments d’extase et de surprises, au gré d’une passion sans fond et sans cesse renouvelée.

Non, on ne quitte pas tout ça sans y laisser une part de soi, même si la décision de partir me revient entièrement. Il y a un an et demi, lorsque la direction a offert un premier programme de départ volontaire, je n’étais pas prête à faire le saut, même si j’avais plusieurs projets en chantier.

Cette fois, j’ai senti instinctivement que le moment était venu et que ce moment était le bon.

N’empêche que je pars le cœur gros, les yeux pleins d’eau, mais aussi avec une immense gratitude pour cette boîte, imparfaite mais formidable, qui m’a donné une tribune pour m’exprimer jour après jour, appuyant pratiquement tous mes coups de gueule, soulagée par mes coups de cœur qui furent plus nombreux qu’on ne le pense, tribune qui m’aura permis de grandir, d’évoluer, de découvrir qui j’étais et de quelle étoffe j’étais faite.

Je me souviens encore de ce 14 septembre 1992 quand j’ai franchi le seuil de la salle de rédaction et demandé où était mon bureau. La joie et la fierté que j’éprouvais de pouvoir enfin écrire dans la grosse Presse à côté de Foglia, de Lysiane et de Claude Gingras étaient incommensurables.

Je me souviens de ma fébrilité en rédigeant cette première chronique qui ne fut pas ma meilleure, mais qu’importe, c’était la première d’une longue et abondante série ; la première chronique du restant de ma vie, en somme.

Vingt-six ans se sont écoulés, un quart de siècle qui, à mes yeux, a passé comme un éclair. Au début, j’étais une jeune maman avec un petit enfant à la maison. À son insu, il est devenu le Junior mi-vrai et mi-fictif de mes chroniques. C’était bien avant les chroniques d’une mère indigne, à une époque où la maternité et les enfants n’étaient pas encore devenus le fonds de commerce des magazines.

La maternité est étrange. Elle nous conduit dans des endroits où on a pourtant juré de ne jamais être vue, ai-je écrit avant de trancher que tous les enfants devraient à la naissance avoir droit à une culture universelle. « Conséquemment, je préfère que Junior s’amuse à déchirer les pages d’un bouquin de Jean-Paul Sartre en écoutant U2 plutôt que de se taper en accéléré les vieilles cassettes de Passe-Partout », ai-je blagué à moitié.

Vous dire le plaisir que j’ai pris à raconter mes tribulations avec Junior et à torpiller les conventions parentales.

Le plaisir a duré jusqu’au jour où Junior est entré à l’école, moment décisif où j’ai compris qu’il avait désormais droit à sa vie privée. Pour lui éviter des ennuis, il valait mieux que je cesse de le traîner sur la place publique.

Je ne reviendrai pas sur les centaines de chroniques, de critiques et de portraits que j’ai écrits et qui m’ont valu un camion et une barge de lettres de bêtises d’un peu tout le monde : des artistes qui ne supportaient pas la critique, des notaires qui n’ont pas aimé que j’écrive que Mario Dumont était raide, non pas comme la justice mais comme un notaire, de deux ados musulmanes qui n’ont pas digéré que je passe une semaine complète à me balader avec un hidjab et à me faire cruiser par leurs frères musulmans, de pépère-la-virgule et de sa dame, offusqués par ma ponctuation anarchique. J’ai même reçu une lettre d’une fille de 8 ans venue à la défense de son papa que j’avais traité de jeune blanc-bec. J’espère que tu ne m’en veux plus, Ariane.

Mais dans ce flot de courrier, écrit à la main ou à la machine, puis anachroniquement timbré et posté, il y a eu aussi des fleurs et des compliments, et cette carte de la poétesse Jovette Marchessault, que j’ai gardée précieusement, envoyée au lendemain d’une chronique sur une jeune ouvrière de chez Gildan poussée dans le métro par un étudiant fou du Tchad. Jovette me remerciait de lui réchauffer l’âme avec ce texte qu’elle disait chargé de compassion. J’en fus profondément touchée.

Au-delà des chroniques et des réactions qu’elles ont soulevées, il y a eu toutes ces rencontres que j’ai eu le privilège de vivre : avec des vedettes, des penseurs, des créateurs, des intellectuels, des acteurs, des politiciens ou leur tendre épouse, mais aussi avec des gens anonymes, mais non moins lumineux.

Je pense à ces deux courageuses jeunes femmes séquestrées et violées par Agostino Ferreira qui ont accepté de me raconter leur terrible histoire, à celui que j’avais surnommé Joe Scanner Ledoux, capable de capter avec son scanner les conversations sur cellulaire des députés de l’Assemblée nationale, ou encore à ces deux trans, l’une notaire et l’autre représentante en construction, croisées en larmes au cinéma et qui m’avaient suivie au Dunkin’ Donuts pour me raconter leur vie.

Le métier de journaliste est palpitant, dopé à l’adrénaline, qui nous entraîne dans des lieux où on n’irait pas normalement et nous pousse aux premières loges des évènements avant de nous ramener chaque jour au bercail, au cœur de la salle de rédaction.

Celle de La Presse a été, pour moi, un point de chute et un milieu de vie, de collégialité, de fraternité, un milieu foisonnant où j’ai vu défiler une ribambelle de patrons, certains que j’ai adorés, d’autres un peu moins, où j’ai discuté, débattu, argumenté, parlé trop fort, beaucoup rigolé, potiné sur tout et rien, et où j’en ai aussi profité pour m’informer et obtenir de mes camarades enquêteurs ou correspondants le petit détail important, croustillant et pas publiable.

Cette joyeuse interaction, que j’ai tant pratiquée avec mes camarades des arts comme du général, va me manquer. Tellement.

Pendant 26 ans, La Presse a été ma maison et mon ancre. On a tous besoin d’une ancre dans la vie, jusqu’au jour où on découvre que cette ancre est aussi une laisse qui nous serre un peu trop fort autour du cou. Pour moi, le temps est venu d’enlever la laisse et d’aller jouer dans le trafic voir si j’y suis. Mais ne vous méprenez pas. Je ne prends pas ma retraite. Ce n’est pas une voix qui s’éteint. C’est une voix qui change de voie. Désolée, mais vous n’en avez pas fini avec moi. Allez, je vous embrasse. Au revoir et à bientôt.

Nathalie Petrowski vous invite à la suivre sur sa page Facebook professionnelle.

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