Souvenirs des Fêtes

À l’occasion du dernier numéro imprimé de La Presse, nous publions six chroniques marquantes de Pierre Foglia parues dans le temps des Fêtes, de 1981 à 2013. Six chroniques dont les thèmes trouvent une résonance encore aujourd’hui. Bonne lecture !

Chronique

T’es belle !

Publiée le 8 janvier 1981

« T’es belle ! ... »

J’ai dit ça sans y penser, après le souper, après le vin, après le dernier café, le cinquième dernier. La soirée achevait, mais la fatigue n’est pas une excuse : on n’a pas le droit d’être aussi tôton avec les filles… Circonstance encore plus accablante, j’ai fait le geste qui va avec ce genre de déclaration, une caresse maladroite qui se voulait douce mais qui devait bien peser trois tonnes. Je suis convaincu que de l’extérieur la scène était un modèle du genre, un grand classique, Roméo sur son balcon à Vérone. Non, pas à Vérone, plutôt à Matagami à la salle paroissiale, Shakespeare joué par le théâtre des jeunes Rhododendrons du Nord.

« T’es belle… », ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce n’est pas ce que je voulais faire. En fait ce qu’il aurait fallu à ce moment-là, c’est un silence. C’est toujours mieux fermer sa gueule quand on s’ouvre le cœur, ça évite les courants d’air.

Et puis c’est tellement difficile de dire aux gens qu’ils sont beaux. Surtout à ceux qui ne le savent pas, ceux qui ne sont beaux que de temps en temps… Les autres, ceux qui sont beaux à chaque minute de leur vie, comme par exemple les annonceurs sportifs à Radio-Canada ou les hôtesses de l’air, ou les moniteurs de ski, les épouses des joueurs de hockey, les hôtesses au « 10 » pour le tirage de la Quotidienne, les figurants dans les annonces de bière, à tous ceux-là, ce n’est pas difficile de dire qu’ils sont beaux, mais c’est un peu inutile, ils le savent déjà puisque c’est leur job d’être beaux. Ils sont tous beaux de la même façon, c’en est même monotone… leur beauté est aussi vide d’imprévu que les mots croisés du Devoir : les définitions horizontales suffisent pour remplir toutes leurs petites cases.

Mais pour revenir au monde ordinaire, un plombier qui voudrait dire par exemple à un pompier : « T’es bien beau bonhomme »… ce n’est pas facile. Notre éducation et même notre religion nous enseignent à aimer notre prochain surtout quand il est laid et malheureux. 

Règle générale, on peut dire que les hommes entre eux se font rarement compliment de leur beauté. À quelques reprises dans ma vie, j’ai dit à des gars qu’ils étaient beaux. Mais à chaque occasion, je me suis attiré soit des insultes grossières, soit des interrogations méfiantes sur mes habitudes sexuelles, et même une fois quelqu’un a carrément brandi le spectre du complexe d’Œdipe renversé qui. paraît-il, dans un premier temps donne des boutons, et qui mal soigné peut même mener jusqu’à la prostitution dans les autos en stationnement aux abords du parc La Fontaine… 

Même avec mon fils je ne me risque plus à lui dire qu’il est beau. La dernière fois il m’a répondu dans un élan de juvénile protestation : « Va donc ch… l’père. » Voilà qui résume assez bien la nature de la tendresse entre les mâles, grands et petits.

C’est donc tout naturellement vers les femmes qu’on s’est tourné pour leur dire qu’elles étaient belles. Mais on le leur a répété si souvent depuis la nuit des temps qu’insensiblement le compliment est devenu une fonction.

Très longtemps et ce n’est pas encore tout à fait fini, la fonction officielle des femmes a été d’être belles. Les gars étaient comptables, agents d’assurances, évêques, lieutenants-colonels, joueurs de baseball, les femmes, elles, étaient belles. Il était prévisible qu’elles se tannent un jour de n’être que décoratives entre leurs maternités, alors elles se sont mises à grossir et à se laisser pousser les poils sous les bras. Je vous fais ici un résumé évidemment sommaire de la révolution féministe, on me le reprochera sûrement pensant que je m’amuse alors qu’au contraire je trouve tout à fait légitime que les femmes veuillent sortir du ghetto de la beauté et de la séduction. Et je comprends très bien qu’aujourd’hui, à peu près toutes les femmes se méfient quand le premier épais venu leur garroche par-dessus la table à la fin du repas en leur prenant les mains : « Té bêlle… » Dites-le à haute voix, et vous vous rendrez compte que même phonétiquement, il n’y a pas loin entre « Té bêlle » et « débile ».

N’empêche que l’autre soir, je me suis échappé : 

— T’es belle !…

Elle m’a regardé, et après quelques secondes pendant lesquelles j’ai bien senti qu’elle se demandait si elle m’expliquerait ou si elle me laisserait mourir idiot, elle m’a dit : je vais te raconter une histoire qui m’est arrivée il y a quelques années…

— J’étais en route pour les Îles-de-la Madeleine. J’attendais le traversier à Souris avec ma fille et on est allées voir des pêcheurs au bout du quai. Ils pêchaient des drôles de poissons, des crapauds de mer qu’ils rejetaient sur la grève. J’ai demandé à l’un d’eux pourquoi il pêchait ça… Il ne m’a pas répondu. J’ai posé une autre question et il ne m’a pas répondu non plus. Quand il a vu que j’allais partir, il m’a regardée dans les yeux, il a ramassé un poisson, l’a mis sous le talon de sa botte, et en l’écrasant, il a dit : t’es bien laitte !…Ça s’adressait très clairement aux deux : au poisson et à moi…

— Aujourd’hui, quand on me dit que je suis belle, ça me fait le même effet…

Je ne sais trop comment terminer cette chronique, comme je n’ai pas trop su, l’autre soir, comment terminer la soirée. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je n’ai jamais vu de crapaud de mer. Mais je suis sûr quand même qu’il y en a des beaux.

Chronique

Première chronique

Publiée le 2 janvier 1982

J’ai pris la ferme résolution d’être sérieux en 1982. Tout particulièrement dans mon travail. Des reportages bien documentés, des entrevues solides, une information rigoureuse, voilà ce que vous trouverez à l’avenir dans cette chronique.

Aujourd’hui, je vous propose une entrevue avec le père du premier bébé de l’année, entrevue aussi avec le capitaine du premier bateau à être entré dans le port de Montréal, monsieur Ludvig Van Luys. Une entrevue enfin avec l’auteur du premier meurtre de l’année. J’attends également un téléphone d’un de mes informateurs au Ghana où un coup d’État vient de porter les militaires au pouvoir, il est possible également que Wayne Gretzky nous appelle d’Edmonton pour un rapide commentaire sur ses 50 buts en 39 parties. Mais d’abord, le premier bébé.

J’ai rencontré son père, à l’hôpital Sainte-Justine, quelques instants seulement après l’heureux évènement : 

— Votre premier ?

— Mon second. Ma seconde, devrais-je dire, puisque nous avions déjà une fille. Ça nous en fait deux, précisa-t-il avec un sourire un peu contraint.

— Cette fois vous auriez préféré un garçon ?

— Eh bien, voyez-vous, je. Nous…

— Allez-vous garder la fille quand même ?

— Probablement, si elle n’a pas d’autre malformation.

— Avez-vous songé à un prénom ?

— Mon épouse et moi nous pensions à Sonia…

— Wouache, beurk…

— Pas tant que ça. Notre enfant doit porter le nom de sa mère, Bérubé. Sonia Bérubé, ce sera très musical…

— Vous avez dit le nom de sa mère ?

— Oui, enfin, si on veut… Bérubé, c’est évidemment le nom du père de ma femme. D’ailleurs toutes les femmes, aussi loin qu’elles remontent, ont toujours porté le nom d’un homme… 

— Au fait quel est le vôtre, monsieur ?

— Je m’appelle Dieu. Lucien Dieu.

Encore toutes nos félicitations, monsieur.

Premier bateau

Quand le Sabat, le cargo hollandais qui est devenu le premier bateau à accoster dans le port de Montréal en 1982 est arrivé au quai 47, hier matin vers deux heures, j’étais là. Tout de suite après les formalités de douanes et d’immigration, le commandant Ludwig Van Luys a bien voulu me rencontrer : 

— Et alors, commandant, vous avez fait bonne route ?

— La mer était belle, oui. Nous avons essuyé un grain au large du cap de Bonne-Espérance, mais l’équipage a tenu bon. À la hauteur des Açores, une légère avarie nous a fait donner de la bande par bâbord, mais encore là nous avons vaincu le sort pour arriver à bon port…

— C’est un beau métier que vous faites là, commandant…

— Encore plus que vous ne le pensez.. Comment vous dire le vent du large, les baleines qui jouent au loin, le soleil qui embrase une dernière fois l’horizon avant de plonger dans l’immensité glauque, comment vous dire toutes ces nuits ruisselantes de gouttes de lune, comment vous dire nos courses folles sur les océans tandis que l’albatros nous frôle de son aile de géant ?

— Vous transportez quoi au juste ?

— Des nouilles, 2789 tonnes de nouilles.

Le premier meurtre

Un crime particulièrement épouvantable a été commis hier matin par un homme d’une quarantaine d’années qui a pris sa femme au collet… Je l’ai rencontré alors qu’il venait de tout avouer aux policiers : 

— Comment ça au collet ?

— Un vrai collet en fil de laiton. Je l’ai posé à la sortie de la salle de bain…

— Mais comment a-t-elle pu se prendre ?

— C’est une longue histoire. Au début que je connaissais ma femme, je l’appelais « mon lapin », « mon gros lapin », « mon petit lapin », après ça j’ai commencé à la nourrir à la salade et aux carottes, puis je lui ai demandé de se laisser pousser les oreilles, enfin je l’ai habituée à se déplacer par bonds en prenant appui sur ses pattes arrière… C’est tout naturel que j’aie songé au collet lorsque j’ai décidé de m’en débarrasser…

— Vous ne l’aimiez plus ?

— Non. Depuis quelques années, je vis une très belle relation avec la pharmacienne au coin de la rue. Une femme charmante, toute menue, avec des yeux de souris. C’est comme ça je l’appelle d’ailleurs, ma petite souris d’amour… Vous devriez la voir chercher les bouts de fromage que je cache un peu partout dans la maison, sous le lit, derrière l’armoire… Un jour, elle va avoir une de ces surprises !

Chronique

Journal des Fêtes

Publiée le 5 janvier 1992, alors que Pierre Foglia était en reportage à Moscou, en Russie

Mardi 31 décembre, minuit moins deux

Vous l’avez peut-être vu aux nouvelles. Dans la foule joyeuse (surtout des touristes) qui attendait la nouvelle année sur la place Rouge, des tatas ont déployé deux immenses drapeaux canadiens. Je voulais juste vous dire : c’est pas moi.

Mercredi 1er janvier

Moscou vide et mouillassieuse. Je passe la journée devant la télé. Un film russe, en russe, tellement débile que je comprends les paroles…

Aux nouvelles, avant la Géorgie, l’histoire d’un petit cochon qu’une famille de banlieue gardait pour le manger à Noël. N’ont pas été capables. Le petit cochon vit maintenant avec eux, donne des becs à tout le monde, saute sur les genoux des enfants. Pour Noël, on lui a donné un peu de jambon…

Toujours à la télé, « c’était vraiment trop slotcheux pour sortir, mes souliers prennent l’eau », toujours à la télé, un hallucinant concours de sosies : Marx, Lénine et Staline autour de la même table. C’est le signe qu’ils sont bien morts. Le rire tue sans espoir de retour.

Jeudi 2 janvier

Depuis le temps que les Moscovites appréhendent ce 2 janvier de malheur, on y est. Jour un de la libéralisation des prix. L’inconnu. S’il est quelque chose que les Russes ne sont pas prêts à affronter après 70 ans de planification quinquennale, c’est bien l’inconnu. C’est pour ça qu’ils restent couchés…

Tout de même, avant la fermeture des magasins, des éclaireurs se risqueront jusqu’à la boulangerie et l’épicerie, relever les prix. Ils en reviennent catastrophés. Le pain trois fois plus cher. La viande cinq fois. Le beurre six fois. Quand il y en aura bien sûr. Parce que pour l’instant, les étagères n’ont jamais été aussi vides…

Les Moscovites refont leurs comptes. Ils avalent la pilule lentement. Après celle-là une autre les attend. Et une autre encore. Arriveront-ils sans guerre civile, sans révolte, au paradis capitaliste dont ils rêvent ?

L’âme russe est lente et patiente, c’est dans Tchékhov, dans Tolstoï aussi. Les foules russes, celles que je vois dans le métro, sont lentes et patientes. Mais, un à la fois, le Russe est-il aussi apathique qu’il en a l’air ? Soixante-dix ans de morne répression l’ont-ils anesthésié au point de le rendre inapte à la révolte, comme les poules qui ne savent plus voler à force de ne pas se servir de leurs ailes ?

Je n’en sais foutre rien, mon vieux.

Toujours jeudi 2 janvier

Pas loin du McDonald’s, lieux de tous les trafics, un type avec une sale gueule vend des cigarettes, des revues pornos et des très grosses cans de je ne sais quoi pour 300 roubles. Je regarde. C’est du lait en poudre. Sur la boîte c’est écrit : « Aide humanitaire. Not for sale ».

— Salaud.

— Chto (Quoi) ?

— Babouin lamentable.

Vendredi 3 janvier

À la porte de ma station de métro, il y a un petit marché « libre », une rangée d’étals bancals. Mais au moins, ici, on trouve quelques raisins de Géorgie, des noix, du lard… tout cela, bien sûr, vingt fois plus cher que dans les épiceries d’État.

La plus petite table du marché est celle d’un homme qui se tient derrière 32 citrons très exactement. Je les ai comptés. L’homme n’a rien d’autre à vendre que ses citrons, superbes d’ailleurs, les plus beaux du marché. D’un jaune qui ensoleille le nulle part livide où nous sommes. Il en a fait trois tas, les petits à onze roubles, les moyens à treize et les gros à quinze. Les ménagères n’en reviennent pas…

— Sûrement les citrons les plus chers de Russie, proteste une femme. Dans une épicerie d’État, les citrons valent un rouble pièce, ajoute-t-elle…

— Avez-vous trouvé des citrons récemment dans les magasins d’État ? demande le marchand.

— Non, admet la bonne femme. Il n’y en a pas…

— Ah, triomphe modestement le marchand. Si je n’avais pas de citrons, moi aussi je les vendrais un rouble… Les ménagères de rire.

Selon Irina qui m’accompagne, c’est une de ces vieilles blagues soviétiques sur la pénurie, redevenues d’actualité.

La même Irina me parie que l’homme aux citrons est ingénieur, ou architecte, un professionnel quelconque. Irina a gagné. L’homme aux citrons est médecin dans un roddom d’État, une clinique d’accouchement. Les citrons viennent du jardin de son frère en Géorgie. Il lui faudra la matinée pour les vendre. Il en tirera un profit net de 400 roubles.

La moitié de son salaire mensuel de médecin accoucheur.

Encore vendredi 3 janvier

Sur le trottoir, devant le modeste hôtel Youjnaïa, un curieux bazar. Pauvres gens venus vendre un ou deux objets personnels qu’ils tiennent à la main. Ils sont sur deux rangées entre lesquelles circulent les curieux. Celui-là brade sa bouilloire. L’autre une bouteille de shampooing. Son voisin une paire de savates. Longue litanie d’objets moches. Une jeune femme proposait des spaghettis d’une main et, de l’autre, deux paires de petites culottes avec un Mickey sur le devant qui tirait la langue.

Humiliant inventaire de la misère.

Vendredi 3 janvier toujours

J’accompagne Irina à la garderie. Elle va chercher Nora, sa petite fille. Une grande salle de jeux ensoleillée, des jouets en bois, des petits lits bleus, des grosses madames à barbe pour leur faire des papouilles qui piquent. Rires d’enfants. Bonheur pastel.

L’habit de neige de la petite Nora n’est pas différent de celui de nos enfants, aussi long à enfiler, avec des zippers partout, des petits gants au bout des manches, et tout et tout.

Irina, qui était technicienne dans une usine chimique avant d’accoucher, reçoit depuis deux ans son plein salaire, des miettes puisque c’était déjà un petit salaire à l’époque, et que depuis, le rouble a capoté… mais bon, le principe, l’idée, l’intention, c’est correct non ?

C’est un peu à l’image de toute la société russe. Le principe, l’intention, l’idée est toujours à peu près correcte, et le résultat toujours à peu près fucké.

Reste que ce n’est pas le sauve-qui-peut qu’on imagine. Comme Alice son miroir, il faut traverser ce néant suburbain incroyablement décourageant, il faut entrer chez les gens les plus modestes, s’asseoir à leur table, les regarder vivre « pas si misérablement », les regarder vivre avec le raffinement d’usage, cette pointilleuse minutie dans l’ordonnance de leur maigre espace, dans la gestion de leur dénuement pour réaliser que sous le bordel apparent, la vie quotidienne des Russes est tricotée serré.

Je crois qu’on appelle cela de la culture. Quel intellectuel, chez nous, ne s’est pas demandé au moins une fois à quoi ça sert la culture ? Ici le plus humble moujik le sait : à vivre.

Chronique

32 C l’après-midi

Publiée le 7 janvier 1995

Les premiers jours de janvier sont toujours un peu tristes. On attend de la nouvelle année je ne sais quoi de nouveau, et revoilà le Collège militaire de Saint-Jean, revoilà Bettman et Goodenow, Barnabé, Céline Dion, Hydro-Québec et ses initiations, les Tchétchènes et les Énervégovines… Au moins, dieu merci, on n’entendra plus parler de Nez Rouge pour un moment. C’est une bonne idée, Nez Rouge, mais 376 reportages sur Nez Rouge en deux semaines, c’est sucer et resucer souvent la même bonne idée. Comme si on en manquait…

Avez-vous pris des résolutions ? Je vous avertis, si c’est la même résolution – MAIGRIR – que 70 millions d’autres Nord-Américains, ne placez pas la barre trop haute, ou la ceinture trop petite. Selon les statistiques du US National Center for Health, seulement 10 % des gens qui perdront dix livres et plus dans le courant de l’année ne les regagneront pas dans le courant de l’année…

De toute façon, les toutounes reviennent à la mode, me dit-on. Les gros seins aussi. Pas vraiment les gros seins, les seins rebondissants, les demi-bustes. Je le sais parce que, ce jeudi, je suis allé acheter une teutonnière, avec une amie. Je sortais de la librairie : 

— Marie ! Ciel, ça fait un siècle. Où tu vas ?

— Je vais m’acheter une teutonnière. Tu me donnes un lift ? Saint-Denis et Jean-Talon.

— Pourquoi on va pas à La Baie ?

— Parce que je vais chez Mme Bouré.

Marie porte du 32 C. L’enfer, semble-t-il. Ce ne sont pas des gros seins, ni des petits. Des moyens. Mais il paraît que c’est la pointure qui est spéciale : 32 et C. Les compagnies de teutonnières ne font pas ça, du 32 C.

— Quand tu portes du 32 C, tu ne choisis pas la teutonnière qui te plaît. Tu regardes d’abord s’il y a du 32 C. Et comme il n’y en a jamais, si par miracle il y en a une, fuck la couleur, le modèle, le maintien, tu la prends.

— Je suppose que Mme Bouré est une spécialiste du 32 C ?

— Pas du tout. Il n’y a pas plus de 32 C chez Mme Bouré qu’ailleurs. C’est le classement qui est différent. À La Baie il faut que tu fasses tous les tiroirs. Les teutonnières sont classées par modèles. Tu prends ta taille dans le modèle que tu veux. Chez Mme Bouré les teutonnières sont sorties de leur emballage et classées par tailles. Toutes les  C dans le même tiroir. Je gagne beaucoup de temps.

Il faut sonner pour entrer chez madame Bouré. Pas certain qu’on ouvrirait à un homme seul. Une des deux madames a posé le tiroir des 32 C devant Marie. Il y avait quatre malheureuses teutonnières dedans, trois blanches et une chair. Juste pour vous donner une idée, une autre cliente, voisine de Marie au comptoir, farfouillait dans les 34 C. L’abondance, mon vieux. Son tiroir débordait de teutonnières blanches à perles incrustées, des bleu-nuit à baleines, des noires avec des trous laïtou au bout, et même une rouge.

Marie est allée essayer une des quatre malheureuses de son tiroir.

— Tiens, je ne savais pas qu’on essaie les teutonnières comme on essaie des souliers de bowling…

— T’en apprends des choses aujourd’hui !

— Et si celle-là ne fait pas ?

— Eh bien, je la remettrai dans le tiroir.

— C’est dégueulasse…

Ouf, elle faisait.

***

J’ai ramené Marie à la Brioche Lyonnaise. On a bouffé des éclairs au café. On a parlé de la vie. Marie travaille à la Radio-Canada pour les enfants.

— Tu m’étonnes, Foglia. Tu n’as pas encore planté les Payette ?

— Tu ne me croiras pas, mais je les écoute pas. Pour la première fois de ma vie j’ai un char avec un lecteur de cassettes. Fait que j’écoute mes cassettes.

On a parlé un peu musique. On est tombés d’accord pour dire que le Tom Petty était tripant et le Nine Inch Nails bien amusant.

Puis Marie m’a dit qu’elle n’avait pas aimé ma couverture de la Coupe du Monde de soccer cet été.

— T’avais l’air de t’emmerder…

— Ouais, mais j’haïs pas ça m’emmerder, surtout aux États. Il y a là ce qu’il faut de démesure pour s’emmerder sans se faire jamais chier vraiment, comme à Québec par exemple.

Marie est de Québec.

— Et puis professionnellement j’ai vécu un truc très spécial à la Coupe du Monde. Tu veux j’te raconte ?

Chaque matin, durant ce long mois qu’a duré la Coupe, je déjeunais en lisant les quotidiens locaux, plus le New York Times et le USA Today. Par convenance ou par snobisme je ne sais pas, les grands journaux américains avaient décidé de traiter la Coupe de Monde de soccer non pas selon le peu d’intérêt qu’elle soulevait auprès de leur lecteurs, mais selon son prestige intrinsèque. 

Chaque matin, donc, par l’importance des titres, par le nombre de pages consacrées à la chose, par la quantité de la couverture et parfois la qualité, les journaux américains inventaient un événement qui, je le sais foutrement, ne se passait pas.

J’étais là.

La lecture de mes journaux terminée, je cherchais en vain sur le terrain, des traces de ce que je venais de lire. Le match, oui. Mais le match fini, pffuit, plus personne, plus rien, que le flot régulier du trafic qui se déverse dans les parkings des Wal-Mart. New Jersey, Michigan, Mass, Illinois, seules changeaient la couleur des plaques d’immatriculation. Dans cette immensité indifférente, la Coupe du Monde était comme un verre d’eau renversé dans le désert.

Le lendemain matin, je refeuilletais avidement les journaux, maculant d’encre mes toasts. Et c’est cet étrange phénomène médiatique que je voulais rapporter : cette encre au bout de mes doigts est la seule trace que j’ai jamais trouvée de la Coupe Monde de soccer.

On a encore reparlé de la vie avec Marie. De la censure je ne sais plus pourquoi. Et de cul évidemment.

— Réponds franchement Foglia, t’as baisé combien de fois en 94 ? Je veux dire, quelques fois dans l’année ? Quelques fois par mois ou quelques fois par semaine ?

— Ça ne te regarde pas.

— Tu devrais poser la question à tes lecteurs…

— Ils ne me diraient pas la vérité. Je leur demanderais plutôt s’ils sont heureux…

On a repris des éclairs au café. Et on a parlé du bonheur évidemment.

On en a dit beaucoup de bien.

Et si on n’a pas dit que le bonheur était de pointure 32 C, c’est qu’on n’y a pas pensé. Cela me vient juste à l’instant. Du 32 C. Ni gros, ni petit, à la fois ordinaire et rare : il y en a peu dans le tiroir.

Chronique

Le mystère du Café du commerce

Publiée le 6 janvier 2001

Premier jogging de la nouvelle année. La longue côte du cimetière de Pigeon Hill. La nuit tombe, boum. Non, pas boum. La nuit se pose en douceur sur la neige qui la fait vibrer d’ultimes lueurs. Trois chevreuils sautent la clôture d’un verger comme s’ils volaient au ralenti. Je me traîne, vieillard de plomb.

Je cours parce que j’aime ça. Parce que y’a rien à la télé. Parce que je suis en train de lire un livre super plate – La Tempête, Juan Manuel De Prada. Je cours parce que Bukowski : If I stop to write those bastards will get me. J’ai dit to write ? Je voulais dire to run.

Mais aussi depuis le 1er janvier, j’ai une raison de plus de courir : je me prépare pour le marathon de New York. Pas celui de cette année. Celui de 2031. En 2031, j’aurai 90 ans, presque 91.

En novembre dernier, au marathon de New York, M. Abraham Weintraub, 90 ans, a franchi la distance en 7 heures, 25 minutes et 12 secondes. Nouveau record mondial pour le groupe d’âge des 90 ans et plus. Vérifiez sur l’internet si vous croyez que c’est une blague. Abe Weintraub. 90 ans. 42 km et des poussières en 7 : 25 : 12.

En 2031, ce sera mon tour. En moins de sept heures. J’ai trente ans pour me préparer. Je suis très sérieux. Je me suis d’ailleurs permis d’affecter mon jeune collègue de la section des sports, Alexandre Pratt, à la couverture de l’événement. As-tu bien noté Alexandre ? Novembre 2031 – New York – Foglia.

Une seule chose pourra m’empêcher de courir ce marathon-là : le cancer du côlon… C’est que les nouvelles ne sont pas très bonnes de ce côté-là. Je parle pour vous aussi bien que pour moi. Vous vous rappelez tout le bien qu’on disait des fibres contenues dans certains aliments ? Eh bien une toute récente étude menée pour le compte de la Société américaine du cancer nous apprend que les fibres ne préviennent rien du tout, mon vieux. Rien. Plus de dix ans qu’on nous bassine avec les vertus des fibres, dix ans à bouffer des pruneaux comme des fous et à s’étouffer avec les noyaux et un matin, en ouvrant le journal, un petit erratum : excusez-nous, on s’est trompés !… J’ai fait quelques petites recherches : savez-vous comment, vers la fin des années 80, les scientifiques en sont venus à croire que les fibres prévenaient le cancer du côlon ? Ils avaient observé, ces fin-finauds, qu’en Afrique, précisément dans les régions rurales les plus pauvres, les paysans africains ne meurent quasiment jamais du cancer du côlon.

Ah, ah, se sont-ils dit, ce doit être leur alimentation. Or ces paysans subsahariens se nourrissent presque exclusivement de manioc, un truc assez dégueulasse qui ressemble à du vomi de souris et que ma mère me faisait bouffer quand j’étais petit sous le nom de tapioca. Paraît que c’est plein de fibres, ce truc-là.

Ah, ah, ce sont les fibres, se sont dit les scientifiques. Mangez des fibres.

Je ne suis pas un grand savant, mais me semble que ça ne prend pas un doctorat en statistique pour déduire que lorsque dans une population donnée les gens meurent de faim très jeunes, les chances qu’ils meurent d’un cancer du côlon très vieux sont réduites d’autant.

Anyway. De toute façon je ne bouffais pas de fibres. Moi, je crois que le truc pour vivre longtemps, c’est pas le tapioca, ni les pruneaux. Le truc, c’est d’avoir un but. C’est pour ça que j’ai décidé de courir le marathon de New York en 2031. T’as noté, Alexandre ? 2031, New York, premier dimanche de novembre, c’est toujours le premier dimanche de novembre.

Mais bon, comme je vous disais, je cours d’abord parce que j’aime ça. Et parce que j’ai lu tous les livres. Et que la télé ça s’peut pas. Et en passant devant le cimetière – quelle pertinence ! – il me vient, bien sûr, que je cours aussi pour ne pas crever.

C’est fou tous les trucs auxquels on peut penser quand on court. J’avais en tête les quelques lignes que m’a adressées récemment un lecteur (Michel Bellemare), une sorte de définition universelle de la grandeur d’âme qui va comme ceci : 

« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je suis prêt à mourir pour que vous puissiez le dire »…

C’est beau, non ? Sauf que, dans nos contrées, n’importe qui peut dire à peu près n’importe quoi et on n’est pas obligé de mourir pour ça. Une liberté très appréciée mais qui nous prive de grandes scènes héroïques. Là tout de suite, je pense très fort à quelqu’un dont je ne partage à peu près jamais le point de vue, et je nous imagine en train de nous faire des politesses pour décider lequel mourra pour l’autre, un peu comme les gens qui se disputent l’addition au restaurant…

Elle dirait : C’est moi…

Je dirais ah non tu permets, c’est moi.

Elle dirait j’insiste.

Je dirais bon ben OK d’abord.

Anyway. Je cours aussi pour hurler au vent tout ce que je ne peux pas hurler aux gens. L’autre jour, un monsieur qui dit s’appeler Yvon Montoya me soumet un long et savant texte auquel je ne comprends rien, texte qui a été refusé par une revue que je ne connais pas, dans laquelle sévit un auteur dont le nom ne me dit rien. Je réponds gentiment à M. Montoya en m’excusant de tomber des nues. Nouveau courriel du monsieur : « Je m’en doutais… Vos opinions de style Café du Commerce sont un bon reflet du pauvre niveau de la pensée au Québec… »

Alors voilà, petit peuple ignorant, je cours vous retrouver au Café du Commerce qui pourrait servir d’enseigne à cette chronique, cela ne me défriserait pas. Nous y parlerons de Mario Lemieux, de la Palestine, du fouillis de la réforme scolaire, des fusions, du tireur fou de Boston, et nous nous redemanderons pour la nième fois comment il se fait que lorsqu’on observe de près l’Homme et sa fiancée, on les voit faire sans arrêt des petits pas en arrière, mais quand on y regarde sur vingt ou trente ans, on voit bien, au contraire, qu’ils font des grands bonds en avant.

L’Homme et sa fiancée avancent-ils en reculant ? C’est le grand mystère du Café du Commerce.

J’y pense, est-il trop tard pour vous souhaiter la bonne année ?

Chronique

Ma vie, c’est de la… neige

Publiée le 5 janvier 2013

C’est pas la neige ; la neige, ça se pellette. C’est pas la neige, c’est ceux qui disent, inspirés, ah comme il a neigé ! C’est pas la neige qui me fait chier, c’est la bonne femme météo qui nous l’annonce comme un cadeau. C’est pas la neige, c’est ceux qui revendiquent leur nordicité et qui s’en font un drapeau.

Ceux qui ont déjà déneigé un toit, levez la main. Les autres, taisez-vous donc.

Sont 30 kilos over, l’été tondent leur gazon sur un petit tracteur, leur gros cul qui déborde du siège, pout, pout, pout. Veulent nous faire croire qu’ils vont chercher le journal au village en raquettes ou en ski de fond.

C’est pas la neige, c’est les bigots, les dévots du froid.

Fait moins 20, moins 55 avec le refroidissement éolien ; attention, tu vas te geler les couilles. Mais les couilles, ça gèle pas. Le cerveau, oui. Le pays des cerveaux gelés.

Les blizzards ont trempé leur âme, forgé leur volonté. C’est pas la neige, c’est ceux qui la revendiquent comme identité, comme civilisation.

C’est pas la neige, c’est le Canada.

De novembre à avril, je suis complètement, exclusivement luxembourgeois.

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Cette nuit, les coyotes m’ont réveillé. Quand je les entends glapir, ricaner et japper si près de la maison, je me dis les sacraments sont en train de bouffer un de mes chats. Alors je me lève pour les compter. Pas les coyotes, niaiseux. Les chats… 7, 8, 9... il en manque un. Ah, voilà Charlie qui sort de l’armoire à musique. Dix avec Charlie. Tout est bien.

J’ai dit un, c’est une. Tout l’été on a cru que Charlie était un garçon. C’est une fille. Elle nous est arrivée une nuit de juillet, plus petite qu’un rat, noire et blanche comme sa mère, qui vit à cinq kilomètres d’ici sous le pont de la rivière aux Brochets. Tellement maigre, la mère, qu’elle ne devait plus avoir de lait. Si c’est comme ça, a dit la petite, son baluchon sur l’épaule, je m’en vais chez les Foglia. Cinq kilomètres à travers une forêt pleine de coyotes.

Allez pas croire, j’aime les coyotes aussi. Plus que les gens. Tiens, l’autre matin, sur Twitter, y avait une photo mise en ligne par Carey Price qui le montrait lui, Carey Price, un fusil semi-automatique à la main, derrière un pick-up dans la boîte duquel on voit le coyote qu’il venait de tuer.

Mettons j’aurais 40 ans. Mettons j’aurais un petit garçon de 8 ans. Mettons dans sa chambre, au mur, y aurait un poster de Carey Price.

Et ben drette là – drette là ! y aurait pu de poster de Carey Price.

Le petit garçon pleurerait. Pleure pas, c’est un con. Viens, je vais t’apprendre une récitation, ça s’appelle La mort du loup… Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant/Il nous regarde encore et se recouche/Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche/… Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. (Poème d’Alfred de Vigny)

T’as compris ? Sans jeter un cri. Arrête de brailler.

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Parlant de hockey, mon année sportive a commencé par un cri de joie quand j’ai entendu, jeudi matin, à C’est bien meilleur le matin, que l’équipe canadienne s’était fait sortir de la finale du Championnat du monde de hockey junior. Défaite de 5 à 1 contre les Américains. Yess. J’étais surtout content pour les entraîneurs canadiens incapables de mettre en valeur le formidable talent de cette équipe pour n’en exploiter, comme d’habitude, que le côté le plus sombre : la brutalité.

Mon année sportive s’était terminée le 31 décembre par la lecture d’un des meilleurs textes sportifs de l’année, Ronald King, dans La Presse. Le titre, « La honte ». Le sujet, cette même équipe junior : « Le scénario se répète chaque année… les jeunes nous font honte avec du jeu violent, digne des pires matchs professionnels. Autant ils sont talentueux, autant ils sont détestables, antisportifs, mesquins. »

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Ma vie c’est d’la marde, une fois, dix fois, cinquante fois, c’est amusant. Mais 1263 fois ? Lorsque ce printemps j’ai entendu Lisa LeBlanc en entrevue à l’émission de madame Perrin, j’ai eu le même coup de cœur que pour Adamus, ou pour Avec pas d’casque. Même marginalité inspirée, même liberté dans les textes. Mais j’ai su de suite que cette toune-là – Ma vie c’est d’la marde – allait sans doute la tuer après l’avoir mise au monde. C’est ce qui est en train d’arriver. C’est bête parce que c’est une bonne toune, sauf qu’on n’entend plus les autres. Cette fille, qui est beaucoup plus qu’un accent et une parlure, est en train de se laisser réduire à une toune, même pas à une toune, à un mot : de la maaaaaaaarde. Triste.

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Je viens de voir cinq bons films québécois de suite. Je sais, les revues de l’année ont toutes souligné que 2012 n’avait pas été un grand cru… Laurence Anyways, c’est 2011 ? Oui, mais il vient juste d’arriver à mon club vidéo. Camion aussi, c’est bon, non ? C’est même meilleur. Rebelle, j’ai eu de la misère, mais c’est loin d’être nul. Il y a aussi Le torrent, si fidèle (trop ?) à Anne Hébert, et l’extraordinaire Laurentie dont j’ai déjà parlé. Ça fait cinq de suite. Pour une mauvaise année…

Parlant de cinéma, je lisais l’autre jour un article sur Audrey Tautou, qui incarne Thérèse Desqueyroux. J’ai eu une absence, c’tu Mauriac, Thérèse Desqueyroux ? Cout’donc, cela vous arrache tant que cela la gueule de nommer l’auteur ?

Comme le film dont tout le monde parle ces jours-ci, De rouille et d’os. Avant d’être un film d’Audiard, c’est une nouvelle d’un auteur canadien, Craig Davidson (d’ailleurs très mal traduit chez Albin Michel). Encensée par la critique américaine, saluée par des écrivains comme Thom Jones, Brady Udall, Stewart O’Nan, De rouille et d’os est d’abord une œuvre littéraire, un LI-VREU. Un livre dans lequel il y a huit histoires qui pourraient toutes devenir des films. Nommez-moi un film qui est déjà devenu un livre.

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Le mononcle à sa nièce qui est en première année : 

Pis ? Aimes-tu l’école ?

La réponse fuse : non ! Mais il faudra bien apprendre à lire pareil parce que si on a des enfants, on va être obligé de leur lire des histoires.

Bref, faut aller à l’école. Faut apprendre à lire. Faut avoir des enfants. Faut leur lire des histoires. Pouuuuh. La chanteuse aurait-elle raison ?

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