Opinion Légalisation du cannabis

Détournement de la science dans les débats

Dans les discussions entourant la légalisation du cannabis à des fins récréatives, nous entendons de plus en plus d’arguments s’appuyant sur des statistiques ou des résultats de recherche. En tant que scientifiques, nous ne pouvons que nous réjouir, vu leur importance, que les débats actuels soient fondés sur l’état des connaissances. Nous nous questionnons toutefois sur l’utilisation de ces données de recherche à des fins parfois purement partisanes, et nous nous inquiétons de la perversion de la science au profit de positions parfois contraires aux résultats qu’elle soutient. 

Quoi qu’on en dise, on ne peut pas faire dire ce que bon nous semble aux chiffres, aux statistiques et à la science.

L’illégalité du cannabis, au cours des 100 dernières années, a fait en sorte que nous en avons des connaissances limitées. Conséquemment, les produits achetés sur le marché illicite varient énormément et les consommateurs réguliers sont difficiles à recruter dans les études. Ce manque de données fiables peut expliquer pourquoi certaines personnes ont tendance à s’accrocher aux résultats mitigés ou préliminaires ou encore à faire d’une association statistique un lien de causalité. D’autre part, il nous apparaît tout aussi inquiétant que des questions pour lesquelles des données de qualité sont disponibles soient traitées en faisant complètement abstraction des connaissances existantes. Il est actuellement possible de noter ces dérives argumentaires dans les camps tant conservateur que libéral.

Que ce soit volontaire ou pas, ce détournement ou cette négligence des connaissances pose problème et nuit au débat déjà suffisamment complexe et empreint d’incertitudes.

Un exemple ? On entend que les accidents mortels ont pratiquement doublé après la légalisation du cannabis au Colorado. Ce n’est pas faux, mais il y a un hic. En effet, pour différentes raisons, dont l’augmentation des vérifications effectuées et du nombre de voitures sur les routes, les données pré- et post-légalisation ne sont pas comparables. Il est donc impossible d’attribuer cette hausse directement et exclusivement à la légalisation.

D’autre part, les données entourant l’association entre la consommation de cannabis et certains problèmes de santé mentale, notamment la psychose, sont plus abondantes et solides. Malheureusement, ces données sont certes parfois dramatisées, mais aussi très souvent ignorées ou minimisées malgré leur existence et leur qualité somme toute appréciable. La complexité de cette littérature scientifique, et ses limites inhérentes peuvent expliquer en partie pourquoi elle est minimisée. Nous sommes d’avis qu’il s’agit justement de l’un des rôles importants des scientifiques et des experts de les vulgariser et de les rendre plus accessibles pour la population, sans en détourner le sens et la nature.

Il est très important que les politiques publiques qui seront mises en place dans la foulée de la légalisation du cannabis à des fins récréatives soient fondées sur des données probantes. Le thème de la réglementation future du cannabis à des fins récréatives constitue un sujet complexe qui soulève les passions. Certains pourraient se laisser tenter par la facilité de la simplicité, tant pour l’expert que le citoyen qui veut se forger une opinion sur le sujet. Malheureusement, nous croyons que nous ne pouvons faire l’économie d’une compréhension éclairée d’une substance complexe à plusieurs égards. Pour cette raison, il est d’autant plus important que chacun fasse preuve de modération, de modestie, de nuance, d’ouverture, d’écoute, de rationalité, de raison et de calme. La science ne prend parti ni pour la dramatisation ni pour la banalisation des effets de l’usage du cannabis. Mais elle peut certainement nous aider, si elle est utilisée de façon appropriée, à éviter les dérives.

* Serge Brochu est directeur scientifique, Institut universitaire sur les dépendances

Didier Jutras Aswald est médecin psychiatre et directeur de l’Unité de psychiatrie des toxicomanies au CHUM

Jean-Sébastien Fallu est professeur agrégé à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal

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