six ans de guerre en syrie

« Il n’y a pas un seul Syrien qui ne soit traumatisé »

Dans sa vie d’avant, Rand Sukhaita travaillait comme pharmacienne à Alep, dans le nord de la Syrie. Mais la guerre qui entre aujourd’hui dans sa septième année a emporté son ancienne vie. Comme tant de ses compatriotes, la jeune femme a dû faire le dur choix de l’exil.

En Turquie, où elle vit aujourd’hui, elle n’a pas le droit d’exercer son métier. Elle gagne sa vie en dirigeant, depuis la ville de Gaziantep, un réseau de centres communautaires qui tentent de donner un semblant de normalité aux Syriens vivant dans les villes contrôlées par l’opposition.

Deux de ces centres desservent des quartiers d’Idlib, la ville natale de Rand Sukhaita, qui a accueilli en décembre la majorité des évacués d’Alep. Un autre est établi dans la Ghouta orientale, à l’est de Damas.

C’est quoi, un semblant de vie normale, après six ans de guerre ? Ça peut être ouvrir un petit gymnase où l’on peut courir sur une machine pour se maintenir en forme. Ou bien offrir des ateliers de couture et d’informatique, ou encore fournir des miniprêts qui permettent d’exploiter des microentreprises.

système bancaire en panne

Ça semble facile comme ça, mais le simple fait de transférer l’argent vers un pays en guerre relève de l’exploit, a expliqué Rand Sukhaita, qui était de passage à Montréal, la semaine dernière, à l’invitation de l’organisation Développement et Paix, qui finance les centres communautaires Darna.

À Idlib, le système bancaire ne fonctionne plus. Pour transmettre les fonds, l’ONG a recours à une méthode archaïque : l’argent est transporté par des messagers qui réussissent à traverser la frontière turco-syrienne, devenue pratiquement scellée.

« S’ils décidaient de s’enfuir avec l’argent, nous ne pourrions rien contre eux. »

— Rand Sukhaita 

Il faut imaginer des stratagèmes pour minimiser les risques. L’argent est versé au « facteur » au moment même où un collaborateur en Syrie verse l’argent aux responsables du centre. Le « facteur » n’a plus qu’à repasser la frontière et à rembourser son associé…

L’exil à contrecœur

Rand Sukhaita avait 27 ans au moment des premières manifestations pacifiques contre Bachar al-Assad. Ce mouvement de protestation, elle y a vraiment cru. Mais les choses ont dégénéré. Et les manifestants de la première heure se sont retrouvés pris en étau entre la cruauté du régime et celle des groupes armés, de plus en plus radicaux.

Quand elle est tombée enceinte, en 2012, Rand Sukhaita pensait encore pouvoir vivre en Syrie. À l’époque, Alep manquait de carburant, même dans le quartier contrôlé par le régime. La jeune femme a attrapé le dernier vol vers la ville côtière de Lattaquié, alors que les combats se rapprochaient de l’aéroport d’Alep.

Deux mois après la naissance de leur fille, son mari, qui a servi dans les secours médicaux lors de la bataille de Homs, a fui en Turquie. Rand Sukhaita l’a rejoint au printemps 2013. Dans son esprit, c’était une décision temporaire. « Ça m’a pris un an avant de comprendre que je ne rentrerais pas de sitôt chez moi. »

Elle a quitté son pays pour pouvoir offrir une vie plus stable à sa fille, aujourd’hui âgée de 4 ans. Mais elle se sent encore déchirée.

« Je me dis : “Si moi je suis partie, qui va rester ?” »

— Rand Sukhaita

Plusieurs membres de sa famille vivent toujours à Idlib. L’espoir d’en sortir est pratiquement inexistant, depuis que tous les pays voisins de la Syrie ont barricadé leurs frontières.

« À Idlib, tout le monde a peur », confie Rand Sukhaita. Peur de quoi ? D’un ultime assaut du régime, bien sûr. Mais aussi des nombreux affrontements entre divers groupes armés dans cette ville contrôlée, en majeure partie, par Jabhat al-Nosra, l’organisation alliée à Al-Qaïda.

Pression démographique

Les habitants d’Idlib doivent aussi composer avec la pression démographique qu’exercent les groupes successifs de déplacés : ceux de Homs, de Daraya, puis ceux d’Alep.

Rand Sukhaita est en contact quotidien avec cette ville située à moins de 200 kilomètres de Gaziantep – mais où elle ne peut plus mettre les pieds.

« Les gens sont épuisés par la guerre, ils ont envie de baisser les bras, puis la résilience prend le dessus », observe-t-elle.

Elle raconte avec émotion comment des femmes d’un quartier très conservateur de la ville se sont rebellées contre les diktats des islamistes lorsqu’ils ont voulu leur imposer le voile intégral. Elles ont manifesté jusqu’aux bureaux de Jabhat al-Nosra en disant qu’elles connaissaient bien leur religion et qu’elles n’avaient pas l’intention de suivre le décret. Et elles ont obtenu gain de cause…

« Parfois, les gens ont encore la force de résister », constate Rand Sukhaita.

Tout noir…

Que retient-on d’un conflit qui a maintenant dépassé en durée la Seconde Guerre mondiale ? « Je me souviens très bien des deux premières années, après, tout se confond dans ma tête », résume Rand Sukhaita.

« Aujourd’hui, il n’y a pas un seul Syrien qui ne soit traumatisé, y compris moi », poursuit-elle. Un jour, des enfants participaient à un atelier d’aquarelle dans l’un des centres Darna. L’un d’eux avait fui une ville occupée par le groupe État islamique. « Il a recouvert sa feuille de noir. »

En six ans, la guerre syrienne a fait de 300 000 à 400 000 morts. Peut-être plus. La moitié des Syriens ont dû quitter leur maison. Plus de 4 millions ont été contraints à l’exil.

« Jamais je n’aurais cru que ça durerait aussi longtemps. »

— Rand Sukhaita

Rétrospectivement, elle ne regrette pas d’avoir osé, un jour de printemps 2011, appeler ouvertement à des réformes démocratiques dans les rues d’Idlib.

« À cette époque, on voyait ce qui se passait en Égypte, en Tunisie, les mouvements de protestation semblaient remporter des succès », se souvient-elle.

« Mais, constate-t-elle, nous avons échoué… »

Conflit syrien

Un double attentat frappe Damas

Deux attentats suicide ont frappé Damas hier en moins de deux heures, tuant au moins 32 personnes le jour du 6e anniversaire du début de la guerre en Syrie. Le terrible bilan humain de ce conflit, considéré comme le plus meurtrier depuis le début du XXIe siècle, s’est aussi alourdi avec la mort de 25 personnes, dont 14 enfants, dans des raids aériens sur la ville d’Idleb, en territoire rebelle et djihadiste. Les attentats à Damas, jusqu’à présent relativement épargnée par les violences, surviennent cinq jours après la double attaque qui y a fait 74 morts et a été revendiquée par l’ex-branche d’Al-Qaïda en Syrie. — Agence France-Presse

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