Chronique

Nike le fait 

Il y avait longtemps qu’un coup de pub n’avait connu autant d’éclat.

Dans ce nouveau monde du marketing moderne où les communications sur les marques passent maintenant discrètement par le placement de produits sur les réseaux sociaux, par des contacts directs dans notre courriel ou de façon hyper ciblée sur nos ordis pendant qu’on surfe sur l’internet, on avait presque oublié qu’une campagne publicitaire pouvait frapper fort et tout le monde en même temps avec un seul message.

C’est ce que Nike a fait lundi en lançant une image-choc : une photo noir et blanc du regard déterminé du joueur de football Colin Kaepernick, soulignée par les phrases : « Croyez en quelque chose. Même si cela veut dire tout sacrifier. » Avec, comme point final, le fameux slogan de l’équipementier, « Just do it » : juste, fais-le.

Colin Kaepernick, c’est l’ancien joueur de football des 49ers de San Francisco connu à cause de ses gestes de protestation contre la violence raciste aux États-Unis, et dont le contrat avec l’équipe de football n’a pas été renouvelé en janvier 2017. Kaepernick, c’est le gars qui n’a toujours pas d’équipe et que Trump a ensuite visé dans un de ses nombreux dérapages sur Twitter, outré que le joueur s’agenouille pendant le chant de l’hymne national américain d’avant-match. Kaepernick, c’est le militant qui a préféré mettre en veilleuse, pour ne pas dire au rancart, sa carrière, plutôt que de taire ses opinions.

Et Nike, c’est l’entreprise qui n’a jamais abandonné sa commandite de Kaepernick malgré les controverses et dont le titre a chuté de 3 % en Bourse hier, après une journée particulièrement active où trois fois plus de transactions ont été effectuées. Largement diffusée sur les réseaux sociaux, la campagne a ravi mais aussi choqué, avec en toile de fond des Américains brûlant leurs chaussures et chaussettes et appelant au boycottage au nom du patriotisme.

Auditoire multiplié

« C’est un super coup d’envoi pour la campagne de pub du 30e anniversaire du slogan de Nike », m’a dit d’entrée de jeu Martine St-Victor, experte en communication et fondatrice de Milagro Atelier de relations publiques, quand je l’ai jointe pour parler du geste de Nike. « D’abord, tout le monde en parle… »

Et n’est-ce pas le but d’une pub visant, notamment, à gonfler la notoriété de la marque ?

Sur les réseaux sociaux, les appuis et les critiques ont fusé. La joueuse de tennis Serena Williams, elle-même commanditée par Nike, a dit qu’elle était particulièrement fière de la « famille ». Plusieurs autres sportifs et personnalités politiques ont donné une accolade à l’entreprise.

Car l’autre réussite de Nike, poursuit Martine St-Victor, c’est qu’elle est parvenue à sortir la campagne publicitaire du monde du sport. En utilisant le geste politique de Kaepernick pour illustrer le thème du dépassement, du cran, du volontarisme que tient à incarner la marque depuis 30 ans avec son slogan, elle amène le thème sur le terrain social, politique. L’auditoire que peut atteindre l’entreprise est ainsi largement multiplié. On ne touche plus seulement les amateurs de tennis ou de football ou d’athlétisme, où les athlètes spécialisés affichent le fameux logo.

Ici, grâce à cette campagne, même ceux qui n’ont jamais regardé un match de leur vie sont interpellés. On pense tous : « Ah oui, c’est le gars que Trump a montré du doigt… »

Ne l’avait-il pas même qualifié de « son of a bitch » ?

La grande classe présidentielle…

Risqué comme décision de la part de la marque, toujours au sommet des répertoires dans le monde du marketing, mais néanmoins ébranlée ces derniers mois par certains scandales de #metoo mal gérés touchant la haute direction ?

Non, ce n’est pas risqué, répond Mme St-Victor, rappelant que l’entreprise vient de renouveler un contrat la liant à la NFL pour les chandails et divers équipements jusqu’en 2028.

Moyen et long terme

Peut-être que Wall Street a été surprise et nerveuse hier, mais le geste de Nike vise le moyen et le long terme.

Et l’appui que la marque manifeste à une cause progressiste était probablement essentiel, ajouterais-je, après l’affaire #metoo du début de l’été et sachant que, en plus, l’entreprise n’arrive jamais à se défaire totalement des doutes sur le respect des droits de la personne et des normes environnementales de ses sous-traitants outre-mer, qui reviennent constamment la hanter. En 2018, de telles ombres sont plus nuisibles que jamais.

Là, à quelques heures du début de la saison, à deux mois des élections de mi-mandat qui créent aux États-Unis un terrain particulièrement politisé, Nike dit aux milléniaux et à toute une Amérique qu’elle est du côté gauche de l’échiquier politique, loin de Trump. Et il est clair que le public perdu aux États-Unis en prenant une telle position est regagné largement partout ailleurs sur la planète, où le marché de la marque à la virgule est aussi vaste que varié. Et souvent peu fan du président.

Dans la galaxie Nike, qui est plus controversé ? Trump ou Kaepernick ?

La marque répond Trump, et lui fait un bras d’honneur.

Il y a longtemps, peut-être depuis les campagnes Benetton d’Oliviero Toscani, anti-racisme et anti-homophobie, il y a plus de 20 ans, que le progressisme n’avait aussi bien servi la pub. Bravo.

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