Chronique

10 heures d’attente, 10

Monsieur Claude aura bientôt 89 ans. Il a fait une chute dimanche, dans une résidence privée pour vieux qu’il habite dans le nord de Montréal. Pas capable de se relever, mal terrible à la hanche.

Fracture ?

Ça en avait tout l’air.

Appel au 9-1-1, relayé à Urgences-santé à 6 h 20 du matin. À 6 h 35, Urgences-santé apprend du personnel qu’on a pu aider Monsieur Claude à se relever et qu’on l’a mis au lit. Mais la douleur à la hanche, elle, est toujours là. Il va quand même falloir aller à l’hôpital.

Où est l’ambulance ?

Monsieur Claude n’était pas en danger de mort. L’ambulance est donc arrivée à… 16 h 16. Oui, oui, 10 heures plus tard, ou presque.

C’était en effet une fracture de la hanche. Ça fait mal en tabarslak, une fracture de la hanche. Le vieil homme a été opéré lundi soir. C’est sa nièce qui m’a communiqué son indignation devant cette attente de 10 heures. (Comme son oncle n’est pas en état de consentir à voir son nom dans le journal, je ne vous dis pas son vrai nom.)

Je croyais que ces temps d’attente tiers-mondistes pour une ambulance étaient exceptionnels. Je croyais que c’était attribuable à une période de pointe inhabituelle, vous savez, la faute aux chutes sur des trottoirs inhabituellement glacés…

Je veux dire que je croyais que ces ambulances qui laissent les vieux souffrir pendant 10 heures étaient un nouveau symptôme des vieux maux du système de santé.

Pas du tout, m’a corrigé le porte-parole d’Urgences-santé : avant, c’est qu’on ne le disait pas quand les ambulances ne suffisaient pas.

Il a aussi ajouté, piteux : « C’est inacceptable. Ce n’est pas ce qu’on souhaite. Mais on compose avec le personnel qu’on a. »

D’ordinaire, un dimanche « normal », Urgences-santé traite entre 50 et 60 appels à l’heure sur le territoire de Montréal-Laval. Dimanche dernier, c’était 150 appels à l’heure. 

Urgences-santé a donc dû trier les appels selon le degré de danger pour la vie humaine.

Bref : Urgences-santé va ramasser les fracturés du myocarde et les accidentés de la route avant d’aller ramasser Monsieur Claude, Monsieur Claude souffre « seulement » d’une possible fracture de la hanche dans le grand totem de la souffrance et du danger. Et, bon, dimanche, ce vieux-là était au pied de ce totem-là :  10 heures d’attente.

Pourquoi ?

Parce qu’Urgences-santé a besoin de 200 paramédicaux et que les cégeps ne fournissent pas. Parce qu’on manque d’ambulances (Québec vient d’autoriser Urgences-santé à en avoir 10 de plus sur le territoire de Montréal-Laval).

Parce que le travail est épuisant, aussi. Il y a un parallèle à faire entre les infirmières et les paramédicaux qui doivent aussi faire une forme de TSO – « temps supplémentaire obligatoire » – qui est imposé différemment des infirmières, à l’avance. Ce qui fait que bien des paramédicaux ne répondent pas au téléphone quand ils voient « Urgences-santé » sur leur afficheur…

(Je souligne au passage que les négos de renouvellement de la convention collective ont pris l’allure d’une guerre civile, pendant des mois, entre les syndiqués et Urgences-santé. Une entente a été conclue il y a quelques jours. Le climat est pourri. Je m’égare…)

Et aussi parce que les urgences débordent. On n’en sort jamais : les urgences des hôpitaux débordent et ça cause un effet de chute des dominos dans tout le système…

Et un de ces dominos, c’est le nombre d’ambulances disponibles sur le territoire de Montréal-Laval. Disons que les paramédicaux transportent un patient aux urgences, un vieux qui a fait une chute en CHSLD. En route, ils le branchent à un moniteur cardiaque, ça va bien aller Monsieur, on va s’occuper de vous…

Arrivés aux urgences, les paramédicaux font rouler le patient jusqu’au triage sur sa civière. Mais les infirmières sont dans le jus. Pas le temps de trier le vieux, pas tout de suite. On le parque dans un couloir.

Il se passe quoi, vous pensez ? Le patient attend. Avec les paramédicaux ! Ils ne peuvent pas partir tant que les urgences n’ont pas assuré la prise en charge de leur patient…

Un ambulancier me dit ceci : il y a cinq ans, mettons, il attendait en moyenne de 5 à 10 minutes avant que « son » patient ne soit vu au triage. Maintenant, dit-il, c’est de 10 à 30 ou même 45 minutes d’attente avant que son patient – qu’il ne peut laisser seul – soit enfin trié. Et un autre 20 à 30 minutes avant la prise en charge.

Traduction : les paramédicaux passent plus de temps qu’avant à poireauter aux urgences. Du temps qu’ils ne passent pas sur la route, vous l’aurez deviné.

Tout ça dans un contexte où la population vieillit. Plus de vieux, plus de chutes, plus de pépins de santé de toutes sortes…

Et c’est aux urgences, en ambulance, qu’on envoie aussi les vieux quand il n’y a pas de médecin en CHSLD, ce qui arrive souvent depuis que le ministre Barrette les force à être présents en clinique…

Pas assez d’ambulances, pas assez d’ambulanciers, trop d’ambulanciers surtaxés qui refusent les heures supplémentaires, pas assez de lits dans les hôpitaux pour débloquer les urgences(1) et c’est ainsi que Monsieur Claude finit par attendre 10 heures, la hanche fracturée, que l’ambulance arrive.

Bien sûr que c’est un scandale : un vieux de 89 ans qui passe 10 heures dans son lit, en douleur, à attendre que l’ambulance arrive. C’est inhumain, merde. Mais on va s’habituer. De la même façon qu’on s’est habitués aux urgences qui débordent comme des éviers bouchés, on va s’habituer aux ambulances qui ne fournissent pas, ne vous inquiétez pas.

Car on s’habitue à tout, dans cette province. On est vaccinés contre la médiocrité, piqûres de rappel pis toute, ce qui fait qu’on s’habitue aux cônes orange perpétuels, aux écoles qui produisent des semi-diplômés et aux urgences où t’as le temps de lire Guerre et paix avant de voir un doc.

On fait semblant d’être vraiment fâchés deux minutes quand on lit une histoire comme celle de Monsieur Claude, c’tu-pas-effrayant, pis on retourne à ce qui nous intéresse vraiment, les téléromans et le magasinage de kits d’outdooring.

Pis les kits d’outdooring, c’est pas donné, cristi, elle est où ma baisse d’impôts ?

(1) Le bon docteur Vadeboncoeur explique pourquoi ça « refoule » aux urgences, dans un récent billet de blogue

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