vie conjugale

L’infidélité revisitée

Pendant que vous lisez ces lignes, dans tous les pays du monde, une personne trompe, est trompée, en rêve ou s’en mord les doigts. Partout. Là où des couples se forment, des aventures se créent. La thérapeute Esther Perel a voulu comprendre. Analyser. Et même carrément revisiter l’infidélité. Parce qu’il le faut, dit-elle. Entrevue.

Plusieurs l’ont rebaptisée la « gourou du sexe de New York ». C’est qu’Esther Perel a l’habitude de brasser la cage (et surtout les couples). Après avoir révélé les subtilités du désir conjugal dans L’intelligence érotique, voilà que la thérapeute de l’heure lance un nouveau pavé dans la mare, en explorant cette fois le tabou ultime : le désir extraconjugal.

The State of Affairs – Rethinking Infidelity  a été lancé cette semaine. On attend une traduction française dès le printemps prochain.

Cela fait 10 ans qu’Esther Perel y planche. Elle a parcouru la planète pour sonder des couples, de Paris à Delhi, de Pittsburgh à Buenos Aires, pour creuser cette « norme clandestine » qu’est l’infidélité, avec toutes les nuances qui s’imposent.

COMPRENDRE SANS JUSTIFIER

À ceux qui lui reprocheront de réhabiliter l’infidélité, sa réponse est sans équivoque. « C’est une crise systémique et intergénérationnelle, un phénomène tellement répandu qu’il nous faut impérativement une nouvelle approche. Oui, il faut plus de compassion, d’empathie, face à la douleur immense que les gens traversent. Mais il n’y a rien qui réhabilite l’infidélité, là. »

Comme elle l’écrit : « Il y a un monde entre comprendre et justifier. » En 350 pages de témoignages douloureux de vérité, Esther Perel réussit à exposer une foule de facettes de l’infidélité, bien au-delà des idées reçues et du « sexuellement correct » habituels. Entre autres questionnements dérangeants, mais fondamentaux : les infidèles sont-ils nécessairement des salauds narcissiques, un mariage éteint sexuellement amène-t-il forcément à l’infidélité, doit-on vraiment tout dire, peut-on aimer plusieurs personnes, la jalousie peut-elle être transcendée ?

L’auteure avance deux premières nuances importantes : d’abord, oui, on continue souvent d’aimer et de vouloir rester avec les personnes qui nous ont « meurtris », dit-elle. La solution n’est pas toujours de tout quitter.

« Avant, la honte, c’était de divorcer. Aujourd’hui, c’est le désir de rester qui est le nouveau stigma. »

— Esther Perel, thérapeute conjugale et auteure

Deuxième nuance de taille : non, les gens infidèles ne sont pas tous malheureux dans leur couple. « L’infidélité a lieu dans les bons couples, les mauvais, les monogames, les couples ouverts. Ça se produit partout. » Et c’est probablement ce qui suscite le plus d’incompréhension. Cette question du désir d’aller voir ailleurs et de toute l’énergie qu’on y déploie est au cœur de son premier livre. « Si les gens pouvaient investir leur couple d’une infime partie de toute l’énergie qu’ils mettent dans leurs liaisons, les couples se porteraient beaucoup mieux », répète Esther Perel.

NI NOIR NI BLANC

« C’est un phénomène beaucoup trop complexe pour le réduire à du blanc et du noir. La vie des gens est nuancée, compliquée », dit-elle. Les témoignages sont à cet effet criants de vérité. Entre Benjamin, 70 ans, dont la femme est atteinte de la maladie d’Alzheimer, qui demande « est-ce tromper quand ma femme ne se souvient même plus de mon nom ? », et Jackson, rejeté pendant des années par sa femme, dégoûtée par ses avances, qui va voir ailleurs mais désire à tout prix garder sa famille intacte, toutes les infidélités sont différentes, chacune est unique et s’inscrit surtout dans un contexte tout particulier.

« Les trahisons dans les couples prennent plusieurs formes. Mais la victime de l’infidélité n’est pas toujours la victime du couple. »

— Esther Perel

La thérapeute pose la question : quand une personne est rejetée par l’autre, méprisée, exclue, où est la trahison ? On a tendance à voir la personne trompée comme la « victime », mais est-ce bien toujours le cas ? Parfois oui. Mais toujours ? « Ce qui ne justifie rien, nuance-t-elle. Ne réhabilite rien. Mais j’essaye de démontrer que le discours est parfois malhonnête. »

LA FIN DE LA MONOGAMIE ?

Alors quoi conclure ? Si tout le monde (et son voisin) se trompe, console un ami cocufié, est une maîtresse ou le fruit d’un adultère, est-ce à dire que la monogamie est passée de mode, périmée, bref, obsolète ?

« Le concept de monogamie a toujours évolué, parce qu’on a toujours eu des conversations sur les frontières sexuelles. Cela fait partie des conversations entourant les questions de pouvoir, répond-elle. À qui appartient la liberté, qui peut être libre, qui a le contrôle ? »

La thérapeute rappelle ici que la monogamie est un reliquat du patriarcat, imposée aux femmes (et toujours aux femmes) pour des raisons économiques et surtout de filiation (« à qui sont ces enfants ? »). Quand du mariage économique, arrangé, on est passé au mariage d’amour, la monogamie s’est transformée d’« une personne pour une vie à une personne à la fois », poursuit-elle.

Aujourd’hui, ce modèle affiche des failles.

« Si Apple vous vendait un produit qui craque 50 % du temps, l’achèteriez-vous ? »

— Esther Perel

La thérapeute constate que de plus en plus de gens cherchent de nouveaux modèles. Mais pas toujours pour aller s’envoyer en l’air. Aussi pour « rester ensemble », dit-elle. Elle cite des modèles non monogames, monogamish ou polyamoureux, explorés ici et là. Si elle y croit ?

« Ce n’est pas une question de foi, conclut-elle. Est-ce qu’on me demande si je crois au modèle où la femme est à la maison et n’a aucun droit au divorce ? Est-ce qu’on me demande si je crois au modèle où la femme devait uniquement exécuter son devoir conjugal ? Ce n’est pas une question de croire. Je constate. Je constate que la vie de couple est difficile. »

Esther Perel souhaite d’ailleurs que son livre, en plus de revisiter l’infidélité, aidera les couples à ne pas attendre qu’il y ait une crise pour discuter, pour cerner leurs désirs, leurs fantasmes, leurs valeurs, leurs attentes. Et les exprimer. Sur un pied d’égalité.

The State of Affairs – Rethinking Infidelity

Esther Perel

Harper

336 pages

Au-delà de la « rectitude sexuelle » habituelle

Jalousie

Généralement mal vue en Amérique du Nord, parce que synonyme de possessivité et de vulnérabilité, la jalousie fait toutefois partie intégrante de la définition même de l’amour dans plusieurs cultures. « Moi, je pense que c’est un moteur de l’amour », croit quant à elle Esther Perel. La jalousie entraînerait, selon la thérapeute, une « colère érotique » (« tu as pris quelque chose à nous, tu l’as amené ailleurs, je veux le reconquérir… »), une force permettant de se battre contre le « statut de la victime ».

Mensonge

Ici, la transparence, la candeur et le « tout dit » sont valorisés. Mais dans d’autres cultures, c’est le non-dit qui prime, c’est-à-dire « la notion que l’omission peut protéger, qu’il y a des choses à dire, d’autres à ne pas savoir, bref que le mensonge et l’omission sont très différents ». Vrai, certains diront : « j’aurais préféré ne pas savoir », d’autres : « si j’avais su ». « C’est très difficile et très important à la fois », nuance Esther Perel.

Transgression

Non seulement source de plaisir, la transgression peut aussi être une « force », avance Esther Perel. « C’est une manière de dire non, c’est une rébellion contre mon sens des responsabilités, c’est briser les règles. » Bien sûr qu’il y a des gens qui transgressent à répétition, mais la majorité, non. « Ce qu’on entend surtout c’est : “je n’ai jamais rien fait pour moi”, “je ne me suis jamais senti aussi vivant”. » Un grand sentiment de liberté, généralement suivi d’un (tout aussi) grand sentiment de culpabilité…

Non-monogamie

La monogamie est un concept évolutif, aime rappeler Esther Perel, qui a longtemps été définie par l’exclusivité sexuelle. Or les couples homosexuels ont notamment poursuivi sa redéfinition, lui préférant un engagement « affectif et émotionnel » pouvant (mais pas forcément) impliquer l’exclusivité sexuelle. Aujourd’hui, plusieurs recherchent des arrangements non exclusifs (souvent des enfants du divorce, « désillusionnés, qui se disent : on peut faire mieux »), conjuguant engagement et « une certaine liberté ».

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