LA PRESSE EN SYRIE

Le sombre dernier acte de l’EI

Dans la ville assiégée de Raqqa, les combattants du groupe État islamique résisteront jusqu’à la mort. La chute de leur capitale paraît toutefois inéluctable. Et imminente. Déjà, l’ultime bataille se profile, dans la vallée de l’Euphrate, pour éradiquer le groupe armé de la Syrie. Et des civils préparent un après-EI… féministe.

UN REPORTAGE D'ISABELLE HACHEY À RAQQA

PHOTOS : ANDREA DICENZO, COLLABORATION SPÉCIALE

Les rescapés de Raqqa

RAQQA, — Syrie — Mariam Abduljalil et sa famille ont fui avant l’aube, sans bagages, la peur au ventre. Pour 150 $, un passeur leur avait réservé une place à bord d’un bateau de pêche qui leur ferait traverser l’Euphrate, seule issue possible hors du labyrinthe mortel qu’était devenue la ville syrienne de Raqqa. Ils connaissaient les périls auxquels ils s’exposaient, mais n’avaient plus le choix : après des semaines de siège, leurs réserves d’eau et de nourriture étaient épuisées. Pour eux, c’était fuir ou, probablement, mourir.

Cette nuit-là, Mariam faisait partie d’un petit groupe de civils qui se sont dirigés en catimini vers le fleuve, au sud de Raqqa. Malgré leurs précautions, ils ont été repérés par les djihadistes du groupe armé État islamique (EI). « Ils nous ont poursuivis. Ils ont rattrapé ceux qui nous suivaient, leur ont tiré dans les jambes et ont brûlé leurs voitures pour les empêcher de fuir à nouveau. »

Par miracle, Mariam et sa famille ont échappé aux tirs des combattants. Elles ont franchi l’Euphrate, laissant derrière elles les ruines de la capitale d’un « califat » en perdition pour lequel les fanatiques de l’EI se battraient jusqu’à la fin.

Un front fragile

Quand l’offensive baptisée Colère de l’Euphrate a été lancée sur Raqqa, le 6 juin, les Forces démocratiques syriennes (FDS), coalition arabo-kurde soutenue par les États-Unis, ont rapidement encerclé la ville du nord de la Syrie – place forte, depuis quatre ans, du groupe terroriste le plus meurtrier de la planète. Depuis, les FDS ont repris 70 % de Raqqa. Les combats se sont toutefois enlisés dans une guerre d’usure, compliquée par le fait que les combattants de l’EI n’hésitent pas à se servir des 25 000 civils coincés au cœur de la ville assiégée comme de boucliers humains.

Le front, fragile et mouvant, est protégé par des tireurs d’élite parfois si près de leurs ennemis qu’ils peuvent les regarder dans les yeux avant de faire feu. « Nous nous battons rue par rue. Parfois, des kamikazes se précipitent vers nous pour se faire exploser. D’autres fois, ce sont des voitures piégées qui foncent sur nos positions », dit Alexy Chamo, commandant d’une unité de la milice chrétienne intégrée aux FDS.

« Les combattants de l’EI ont planté des mines dans toute la ville. Ils résistent jusqu’à la mort, parce qu’ils refusent de voir leur capitale s’effondrer. »

— Alexy Chamo, commandant au sein des FDS

Alexy et ses hommes se trouvent en deuxième ligne, dans un immeuble éventré de l’est de Raqqa. Bientôt, ils prendront le relais des combattants qui tiennent la ligne de front, 500 mètres plus loin. Autour de l’immeuble, le quartier est désert et dévasté. Le silence de mort n’est brisé que par le bruit des salves de kalachnikovs et des puissants tirs de mortiers.

Une bombe à retardement

La résistance est féroce. Depuis des mois, les djihadistes se préparaient à la bataille. « Ils ont bloqué toutes les rues avec des sacs de sable. On les voyait creuser, mais on ne savait pas pourquoi », raconte Issa Alfaris, un résidant rencontré dans le camp de réfugiés d’Aïn Issa, à 50 kilomètres au nord de Raqqa. L’homme a compris plus tard que les islamistes creusaient un réseau de tunnels qui leur permet aujourd’hui de surgir au-delà des lignes de front et de frapper leurs ennemis par-derrière. Ils ont aussi percé des trous dans les murs pour se déplacer de maison en maison sans être détectés.

« Près de chez moi, ils ont rempli un immeuble de centaines de barils de combustible. Ils disaient qu’ils faisaient des réserves pour les civils en préparation du siège. Mais quand la bataille a commencé, ils ont creusé une tranchée, y ont versé le combustible et y ont mis le feu dans l’espoir que l’épaisse fumée noire repousse les avions » des forces de la coalition, raconte Mariam Abduljalil, qui a, elle aussi, trouvé refuge au camp d’Aïn Issa.

Les combattants de l’EI ont miné toutes les voies d’évacuation afin d’empêcher les civils de prendre la fuite. Ils ont caché des engins explosifs un peu partout, jusque dans les frigos et les peluches des enfants. Ils ont transformé la ville entière – ou ce qu’il en reste – en véritable bombe à retardement. « Mon quartier a été libéré, mais je ne suis pas près d’y retourner, nos maisons sont bourrées d’explosifs », se désole Issa Alfaris.

Appel à la trêve

Si plus de 230 000 civils ont pu fuir Raqqa et ses banlieues depuis le mois d’avril, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants y sont toujours coincés, pris entre deux feux, affamés et terrifiés, tentant de survivre alors que les ressources s’amenuisent. Ils se trouvent au « pire endroit sur Terre », a estimé la semaine dernière Jan Egeland, chef du groupe de travail humanitaire de l’ONU en Syrie. L’organisme a appelé les belligérants à observer une trêve afin de mettre en place des corridors de sécurité pour évacuer les civils.

Cela ne risque pas d’arriver. Au contraire, à mesure qu’ils se replient, les combattants de l’EI forcent les civils à les suivre, à s’enfoncer toujours plus profondément au cœur de Raqqa.

« Nous étions une centaine. Les combattants de l’EI nous ont réunis dans un immeuble et ont placé des mortiers tout autour. Ils disaient que c’était pour notre protection, mais nous savions que c’était pour empêcher les avions de frapper », raconte Amsha Ismail. La stratégie n’a pas fonctionné : la frappe a tué 31 civils, pour la plupart des femmes et des enfants.

C’était il y a deux semaines. Ce jour-là, Amsha a perdu dix membres de sa famille. Elle a réussi à fuir en donnant tout l’argent qu’il lui restait à un passeur.

800

Nombre minimum de civils qui auraient été tués depuis le début de l’opération pour reprendre Raqqa, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme

Dans un récent rapport, Amnistie internationale dénonce les frappes aériennes, qui tuent bien davantage de civils que de combattants de l’EI, terrés dans leurs tunnels lorsque les avions de la coalition larguent leurs bombes.

Les FDS sont aussi passablement écorchées dans ce rapport, qui les accuse de mal diriger les pilotes et de tirer du mortier à l’aveugle sur des quartiers encore densément peuplés.

« Nous avons formé des équipes spéciales pour aller secourir les civils à l’intérieur de la ville. Elles le font à grands risques : 30 de nos combattants ont été tués et 80 blessés dans ces opérations », se défend Mozlum Dogon, combattant kurde rencontré dans une maison de la banlieue de Raqqa transformée en point de chute pour la presse internationale.

Alors que les combats s’intensifient, ces opérations de sauvetage sont de plus en plus rares, note toutefois le coordonnateur du camp d’Aïn Issa, Jellal Alayaf. « Nous accueillons surtout des gens de Deir Ezzor », une ville située à 150 kilomètres à l’est de Raqqa où se sont réfugiés les leaders de l’EI et où aura bientôt lieu l’ultime bataille. « Désormais, très peu de gens viennent de Raqqa. Certains jours, il n’y en a même aucun. Ils sont piégés là-bas. »

La fin d’un régime brutal

Raqqa a été la première ville de Syrie et d’Irak à tomber aux mains de l’EI, en juin 2013. Alors que les djihadistes y sont repoussés dans leurs derniers retranchements, tout semble en place pour une terrible catastrophe humaine, un dernier acte tragique pour cette ville soumise depuis quatre ans à de strictes lois religieuses appliquées à coups d’arrestations arbitraires et d’exécutions publiques.

Les rescapés de Raqqa racontent la peur ressentie quotidiennement sous ce régime brutal, dont ils émergent comme d’un long mauvais rêve. Mariam Abduljalil a été emprisonnée pendant deux jours pour s’être aventurée hors de chez elle sans porter les gants de rigueur pour recouvrir ses mains. « Ils m’ont traitée de tentatrice. » Issa Alfaris a été arrêté pour avoir porté une barbe trop courte.

Tarfa Mohamad, elle, a vécu l’horreur à l’état pur. Quand les militants de l’EI ont pris Madan, à l’est de Raqqa, son fils Hatem s’est enfui en Turquie voisine. Au bout d’un certain temps, les nouveaux maîtres de la ville ont pourtant fini par convaincre le père de Hatem que ce dernier n’avait rien à craindre s’il revenait à Madan. « Ils nous ont promis qu’ils ne lui feraient rien de mal. Alors, nous avons appelé Hatem pour qu’il revienne. Le jour de son retour, ils sont venus lui souhaiter la bienvenue. Ils se sont approchés de lui pour l’embrasser… puis ils l’ont roué de coups et l’ont emmené avec eux. »

Au cours des six mois suivants, Tarfa n’a plus eu de nouvelles de son fils. Un jour, l’oncle de Hatem a aperçu un attroupement sur la place de Madan. Il s’est approché. Son neveu était là, les mains liées, le visage tuméfié. L’oncle a supplié les islamistes de lui accorder ne serait-ce qu’une minute auprès de Hatem. « Ils ont refusé, raconte Tarfa. Celui qui a décapité mon fils était Tunisien. Ils ont jeté sa tête dans une camionnette et son corps dans une autre. »

Ils sont arrivés en trombe chez Tarfa. Elle a cru que son fils s’était évadé et qu’ils étaient à sa recherche. « Ils ont demandé une couverture. Ma sœur est allée en chercher une. Elle s’est approchée d’une camionnette, a vu la tête de mon fils et s’est évanouie. Ils m’ont dit : “Remercie Dieu parce que nous t’avons ramené son corps. Nous ne l’avons pas laissé aux chiens.” »

Depuis ce jour terrible, Tarfa a « une blessure au cœur ». Ses voisins, sa famille et sa tribu se sont mis à craindre et à détester l’EI. « Si seulement nous avions su, nous ne leur aurions donné aucune chance. Nous les aurions tout de suite chassés. » Mais il était trop tard ; le « califat » s’était déjà solidement implanté dans la région. Son règne s’achève aujourd’hui comme il a commencé, dans la terreur et dans le sang.

Les djihadistes chassés de la vieille ville

Hier, l’alliance arabo-kurde soutenue par Washington en Syrie a chassé le groupe État islamique (EI) de la vieille ville de Raqqa, se rapprochant de la zone où sont retranchés les djihadistes dans le cœur densément peuplé de cette métropole du nord. La bataille de la vieille ville avait débuté il y a deux mois. Secteur historique, la vieille ville jouxte le quartier administratif dans le centre de Raqqa, où se trouvent notamment l’ex-siège du gouverneur et les bâtiments qui abritaient les services de renseignements. Le quartier est fortement sécurisé par les djihadistes qui s’y sont barricadés. Les combattants de l’EI contrôlent toujours une partie du nord et du centre de la ville.

— D’après l’Agence France-Presse

Le prix de la guerre

Une ville dévastée, des familles entassées dans un camp, d’autres jetées sur les routes, fuyant la prochaine bataille. Voici, en images, le désespoir des hommes, femmes et enfants qui paient le prix de la crise syrienne.

La revanche de Layla Mustafa

AÏN ISSA, — Syrie — Pendant quatre ans, les femmes de Raqqa ont été forcées de se terrer dans leurs maisons. Aujourd’hui, certaines d’entre elles se préparent à prendre les rênes de la ville libérée.

L’édifice est bondé d’hommes, vêtus pour la plupart d’une djellaba, un keffieh enroulé sur la tête. Ils ont besoin d’eau, d’électricité et surtout d’essence, sévèrement rationnée en ces temps de crise. Ils proviennent des banlieues de Raqqa et des villages environnants tout juste libérés du groupe État islamique (EI). Layla Mustafa, 28 ans, les reçoit tour à tour dans son bureau.

Dans cette région syrienne dominée par des tribus arabes ultraconservatrices, c’est cette femme non voilée, au sourire facile et à l’assurance tranquille, qui est aux commandes.

Le pied de nez à l’EI ne saurait être plus clair.

Layla Mustafa est coprésidente du Conseil civil de Raqqa, l’autorité municipale mise sur pied avec l’appui des États-Unis pour prendre le contrôle de la ville une fois que les djihadistes en seront définitivement chassés. Kurde de Raqqa, la jeune ingénieure profite de notre présence pour faire une pause. Le temps d’une interview, elle ferme sa porte aux hommes qui trépignent à l’extérieur et allume une cigarette.

Elle a quitté Raqqa lorsque l’EI en a fait sa capitale.

« Nous étions prisonnières de nos propres maisons. Les djihadistes nous empêchaient de sortir. »

— Layla Mustafa, coprésidente du Conseil civil de Raqqa

« J’ai dû m’enfuir de façon clandestine. Je savais que s’ils m’interceptaient, ils me tueraient. Mais mon heure n’était pas venue », raconte-t-elle.

Le Conseil civil a été officiellement mis sur pied le 18 avril, mais il a fallu plusieurs mois de consultations avant d’annoncer sa création. « Nous avons consulté les différentes tribus arabes de la région et nous avons réussi à établir des liens secrets avec des gens coincés à l’intérieur de Raqqa », explique Layla Mustafa. Son coprésident est un homme arabe, le cheikh Mahmoud Borsan.

Pour le moment, le Conseil civil de Raqqa est établi à Aïn Issa, à 50 kilomètres au nord de la ville en état de siège. « Nous sommes ici de façon temporaire, jusqu’à la libération de Raqqa. À ce moment-là, nous déménagerons en ville et nous permettrons aux résidants qui n’auront pas pu participer avant de le faire. »

« Le Conseil représentera les gens de Raqqa et sera administré par des gens de Raqqa », qui était composée de 20 % de Kurdes et de 80 % d’Arabes avant qu’elle ne tombe aux mains de l’EI, insiste Layla Mustafa.

Ces assurances n’apaiseront sans doute pas les craintes de ceux qui redoutent que les YPG, milices kurdes dominantes au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS), ne profitent de leurs victoires militaires pour annexer Raqqa et les territoires arabes qui l’entourent au Rojava, la région autonome kurde née de l’éclatement de la Syrie en mars 2011.

« Nous respectons beaucoup les FDS, qui font de grands sacrifices pour libérer Raqqa. Après la libération, toutefois, elles devront nous remettre le pouvoir et passer leur chemin », prévient Layla Mustafa. En ce moment même, des centaines d’hommes sont formés pour grossir les rangs de la force de sécurité locale qui prendra le contrôle des rues de Raqqa après la bataille.

Malgré l’incertitude quant aux intentions des Kurdes, bien des résidants arabes les accueillent pour le moment avec joie, après les années de plomb de l’EI. « Il y a un quartier kurde à Raqqa, nous nous sommes toujours bien entendus », affirme Issa Alfaris, rencontré au camp de réfugiés d’Aïn Issa. Malgré la destruction de sa ville, il se dit soulagé. « Nous sommes enfin libres. Les militants de l’EI n’étaient pas musulmans. Ils ne savaient rien de l’islam. »

Bientôt, les hommes de Raqqa devront néanmoins s’adapter aux règles édictées par les nouvelles autorités municipales.

« Nous avons décidé que les femmes seraient au cœur de cette administration. Leurs droits et libertés seront un principe cardinal. »

— Layla Mustafa, coprésidente du Conseil civil de Raqqa

« Comme à Raqqa, tous les conseils des villages de la région seront coprésidés par un homme et une femme », dit Layla Mustafa.

Elle admet qu’il faudra « un peu de temps » pour faire accepter cette mesure, radicale pour cette région du monde. « On ne peut pas espérer que change du jour au lendemain une mentalité ancrée depuis des siècles. »

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