Grande entrevue / Julie Miville-Dechêne

Si Julie était...

UNE VILLE : New York, vibrante, mais accueillante. Elle s’y sent chez elle.

UNE ÎLE : Certains disent qu’une mère se doit d’être une île au milieu d’une mer agitée, où ses enfants peuvent se réfugier. C’est un idéal, mais il est difficile à atteindre.

UNE RÉVOLUTION : La révolution féministe. La seule révolution où il n’y a pas eu de morts.

UNE INVENTION : La communication instantanée par cellulaire ou médias sociaux, qui a rapetissé le monde, accéléré le flux d’infos, bouleversé le métier de journaliste et nous a rendus esclaves de nos écrans.

UNE CHANSON : Hello, d’Adele. Magnifique voix. Femme discrète sur sa vie.

UNE FEMME DE L’HISTOIRE : Claire Kirkland-Casgrain, première femme députée de l’Assemblée nationale.

UN REMÈDE : Reconnaître ses erreurs et être habitée par le doute, des remèdes puissants qui lui permettent d’avancer.

UNE GUERRE À FINIR : Celle qui permettrait de vivre dans un monde plus juste et équitable.

UNE IDÉE POLITIQUE : La redistribution de la richesse par la fiscalité

UNE COULEUR : Le bleu éclatant du ciel.

Grande entrevue / Julie Miville-Dechêne

Tout avoir, mais pas tout en même temps

Julie Miville-Dechêne se souvient encore de la première entrevue qu’elle a donnée en tant que présidente du Conseil du statut de la femme. C’était en août 2011 et l’ex-journaliste et ex-ombudsman de Radio-Canada venait d’être nommée par décret par le premier ministre Jean Charest.

Habituée depuis plus de 30 ans à poser les questions, voilà qu’elle se retrouvait de l’autre côté de la clôture, dans un nouveau statut qui l’obligeait à répondre aux questions de ses ex-confrères. Elle en rit aujourd’hui, mais se souvient qu’assez maladroitement dans cette toute première entrevue, elle avait pesé le pour et le contre, fait valoir les deux côtés de la médaille et tout fait sauf donner son opinion.

Autant dire que depuis, Julie Miville-Dechêne en a fait du chemin, délaissant les nuances de l’objectivité journalistique pour prendre position fermement pour la cause des femmes. Son règne, qui s’achèvera en août prochain alors qu’elle s’envolera pour les bureaux de l’UNESCO à Paris où elle succédera à Line Beauchamp, n’aura pas été de tout repos. Le plus souvent, la jolie brune aux yeux clairs et aux airs de première de classe a nagé dans la controverse. Depuis son premier dossier sur la prostitution jusqu’à son dernier avis sur les mères porteuses en passant par ses différends avec les femmes médecins, ses conflits avec Pauline Marois au sujet de la Charte de la laïcité et sa lettre du printemps dernier reprochant à Philippe Couillard de ne pas faire assez de place aux femmes dans son cabinet, Julie Miville-Dechêne aura connu un quinquennat turbulent qui l’aura souvent précipitée dans l’eau chaude.

En même temps, elle aura été la présidente du Conseil du statut de la femme la plus visible, la plus éloquente et la plus médiatisée, ce qui est en partie dû à son ancien métier, mais aussi, on le devine, au plaisir qu’elle a éprouvé à exercer une liberté de parole qui lui était interdite comme journaliste.

« En arrivant au Conseil, je me suis dit : moi ce que je sais faire dans la vie, c’est la communication. Alors je vais communiquer et je vais utiliser ma visibilité d’ex-journaliste pour dire que le Conseil existe et qu’il traite de dossiers importants. À cet égard, j’ai eu droit à une bonne couverture des médias. Mais il y avait des raisons à cela : j’étais disponible, mon cell était toujours ouvert et j’étais capable de clipper [de résumer ma pensée en clips de 30 secondes]. »

— Julie Miville-Dechêne

Sa disponibilité ne l’a pas empêchée de subir des critiques vives, assorties d’accusations de haute trahison comme dans la cause qui l’a opposée aux femmes médecins. « On m’a accusée de prendre pour Gaétan Barrette et d’être une collabo finie, mais le fait est que je prenais pour les patientes du système de santé, pour les femmes sans moyens, vieillissantes ou isolées. Finalement, la loi 20 n’est pas passée et ils ont essayé de régler le problème autrement que par des quotas, mais ce que cela m’a fait réaliser, c’est à quel point le féminisme est devenu complexe. Dans les années 70, c’était facile, les femmes étaient toutes unies dans leur désir d’émancipation. Aujourd’hui, les intérêts des femmes se déclinent dans toutes sortes d’univers et leurs intérêts sont parfois divergents, sinon contradictoires. C’est cette complexité qui a été le plus difficile à gérer », se souvient la présidente.

Même si à titre de journaliste, Julie Miville-Dechêne n’avait pas le droit d’adopter le point de vue féministe, elle était néanmoins la cadette d’une féministe avant l’heure : Louise Dechêne, une historienne qui a élevé ses trois enfants seule. Après sa séparation d’André Miville, un avocat de Québec, la mère de Julie est partie vivre à Paris avec ses enfants. Ses moyens étaient maigres, mais son courage immense, se souvient sa fille qui étale sur la table de la salle à manger, la demi-douzaine d’ouvrages historiques publiés par sa mère. Elle est morte au tournant de l’an 2000 et Julie lui voue encore une admiration sans bornes.

Née à Québec en 1959, Julie a vécu en France entre l’âge de 4 et 8 ans. Ce séjour fondateur explique en partie l’accent français qu’elle s’est empressée de prendre après avoir subi des railleries de petits Parisiens. « Il paraît que je n’ai pas parlé pendant un mois à mon arrivée en France tellement j’étais traumatisée. »

Autant dire qu’elle s’est rattrapée par la suite.

D’abord inscrite au bac en sciences politiques à l’UQAM à l’époque où la théorie de la lutte des classes divisait le monde en fils d’ouvriers ou en héritiers petits-bourgeois contaminés par l’idéologie dominante, elle a par la suite remporté une bourse pour aller faire une maîtrise en journalisme à Columbia et un stage aux Nations unies en 1985.

Mais revenons au Conseil du statut de la femme qui, rappelons-le, est un organisme consultatif pourvu d’un budget de recherche et financé à 100 % par le gouvernement. Le Conseil se veut indépendant par tradition, mais son indépendance n’est pas inscrite dans la loi, d’où sa position délicate et parfois intenable.

Or la tension entre la volonté du gouvernement et les intérêts des femmes n’a jamais été aussi forte que lors de la crise de la Charte. Julie Miville-Dechêne a failli y laisser sa peau et, surtout, y perdre son poste. Or ce n’est pas tant qu’elle était opposée à la Charte. Elle était contre la nomination par Pauline Marois de quatre nouvelles représentantes, toutes pro-Charte, au C.A. du Conseil.

« Nous avions passé des mois à étudier la question délicate de l’interdiction des signes religieux. Je croyais qu’il fallait être prudents, mais jamais je n’aurais pris la parole publiquement s’il n’y avait pas eu les quatre nominations. Mais face à cette situation, j’ai été incapable de me taire. J’ai été prise dans un vent de rumeurs. J’aurais pu être congédiée, mais il était hors de question que je me taise. Peut-être aurais-je pu dire les choses autrement, mais pour le reste, je ne le regrette rien. »

Autre moment marquant de son mandat : l’affaire Jian Ghomeshi et surtout l’aveu public de l’agression dont elle a été victime pendant sa jeunesse.

« Ç’a été un moment charnière dans ma vie où je me suis dit : je ne peux pas toujours rester dans les estrades et avoir une opinion détachée, alors j’ai fait cette révélation. C’était un exercice d’humilité face aux femmes, ça montrait toute la difficulté de dénoncer. Moi aussi j’avais choisi le silence, et cette fois-là, j’ai décidé de le briser. »

— Julie Miville-Dechêne

Julie ne regrette pas cet aveu, mais elle remet en question ses nombreuses interventions avant le procès de Jian Ghomeshi qui a fini par être acquitté : « L’histoire s’est effondrée, je le reconnais. J’aurais pu retenir mes commentaires ou passer à un autre appel, mais je suis allée au front. Pas pour défendre des faux témoignages, mais pour dire que l’agression, ce n’est pas juste le viol. Il peut y avoir toutes sortes de formes d’agression, comme l’a bien expliqué la dernière victime à qui Ghomeshi s’est excusé publiquement, admettant du fait même les relations malsaines qu’il entretenait avec les femmes. »

Encore aujourd’hui, alors qu’elle vient d’être nommée au poste de représentante du Québec à l’UNESCO, Julie affirme que la nomination est politique, mais non partisane, une nuance que tous ne partagent pas. Mais qu’importe. Julie Miville-Dechêne est fière de ce qu’elle a accompli au Conseil sur le plan de la visibilité, des prises de position et de l’équipe de 25 chercheurs, documentalistes et rédacteurs qui l’ont aidée et appuyée dans ses fonctions. Et elle est aussi ravie du nouveau défi qui l’attend à Paris où elle s’installera avec son mari Marc Gilbert et leurs deux ados de 15 et 17 ans. Pendant plus de 30 ans, Julie Miville-Dechêne n’a pas souvent été à la maison, happée par ses postes de correspondante à Toronto, à Ottawa et à Washington avant d’être nommée au Conseil et de se retrouver plus souvent sur la 20 qu’avec sa famille.

Longtemps, elle a partagé l’avis d’Anne-Marie Slaughter, l’auteure du célèbre article « Les femmes ne peuvent pas tout avoir », paru dans le magazine The Atlantic. Or aujourd’hui, Julie croit que les femmes peuvent tout avoir, mais pas tout en même temps. Elle croit qu’en l’espace d’une vie, une femme peut avoir tout ce qu’elle souhaite et même tout ce qu’elle n’a jamais imaginé. À ce sujet, Julie Miville-Dechêne en connaît un chapitre.

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