OPINION FEMMES ET CINÉMA

#moiaussi, entre Harvey Weinstein et Blade Runner 2049

Note : ce texte révèle des détails du film.

Au moment où Harvey Weinstein est l’objet d’une avalanche d’accusations de violences sexuelles de toutes sortes, sortie du silence qui a un impact sur le milieu du cinéma à Hollywood et ailleurs sur la planète, au moment où le mot-clic #metoo / #moiaussi est utilisé des milliers de fois pour raconter des expériences de violence sexuelle... en sortant du cinéma après avoir vu Blade Runner 2049, je me suis demandé comment on peut rester silencieuses (du moins, en tant que féministes) face aux productions culturelles qui reconduisent un imaginaire empreint de sexisme.

Certes, le film de Denis Villeneuve est une dystopie. Il nous annonce un avenir qui n’a rien d’invitant pour personne, et encore moins pour celles qui habitent ce monde en tant que femmes. On me dira que c’est justement le propos du film, et que ce film, peut-être, dénonce la culture dans laquelle on vit, et dans laquelle on risque de rester emprisonnés, une culture qui broie les femmes.

Néanmoins, ce qui m’interroge, c’est la posture du film. Qui se trouve derrière la caméra ? Qui regarde la scène ? À travers quel regard est-ce que, moi, je suis invitée à voir le film ?

À qui suis-je invitée à m’identifier parmi les personnages qui sont à l’écran, moi, une personne humaine, assise dans la salle, qu’on identifie et qui s’identifie au genre féminin ?

J’ai envie de répondre que le film ne s’adresse pas à moi en tant que spectatrice, sinon pour me mettre dans la peau d’une des actrices. Ainsi, je suis la lieutenante Joshi mise à mort par la réplicante Luv mise à mort par le héros K dans une très longue scène d’étranglement sous l’eau.

Je suis l’hologramme Joi et la travailleuse du sexe Mariette. Je suis ces immenses statues de femmes dénudées en talons hauts qui jonchent la ville de Las Vegas désaffectée. Je suis ces immenses ballerines et boxeuses harujuku en hologrammes qui décorent la ville de Los Angeles et au travers desquelles circulent les piétons. Je suis cette réplicante qui tombe nue du plafond-ciel de la fabrique de Wallace, gémissante de douleur, et qu’il touche, malaxe, évalue, pour finir par la tuer d’un coup de couteau dans le ventre. 

Je suis Mariette et Joi synchronisées pour donner du plaisir à K, dans l’actualisation du fantasme masculin pornographique le plus éculé : coucher avec deux filles à la fois. Je suis ces innombrables filles en série qui s’érigent sur les tables du casino, danseuses du Moulin rouge, Marilyn Monroe démultipliées et gogo girls dont le nombre contraste, dans cette scène, avec les héros singuliers qu’on voit aussi en spectacle, Elvis Presley et Liberace.

On me dira que les femmes jouent des rôles importants dans ce film. Certes, mais elles en meurent. Toutes sauf une, rencontrée brièvement, et qui vit enfermée dans une cage de verre.

Ce n’est pas la qualité des femmes comme non humaines qui me gêne, ici ; c’est le fait que ces femmes n’existent pas vraiment, qu’elles servent la construction d’un imaginaire et d’une ambiance misogynes. Un imaginaire qui est porté par le film.

Contrairement à d’autres œuvres où le regard présenté est critique de l’univers dystopique, ici, on ne sait pas tout à fait qui regarde et ce que ce regard nous dit. Mais ce qu’on sent, c’est le plaisir que prend la caméra aux images qu’elle crée. Et parmi ces images, nombres de meurtres de femmes ou d’utilisation des femmes pour le plaisir des hommes.

Si l’avenir n’est pas glorieux pour les hommes, si le regard jeté sur l’humanité du futur est ici impitoyable et que cet avenir est encore pire pour les femmes, ce qui me trouble, c’est la posture dans laquelle je me trouve quand je suis assise devant le film. Le film m’exclut. Il me jette, moi aussi. Il me consomme, comme les hommes de cette dystopie non seulement consomment les femmes qui les entourent, mais les créent de toutes pièces. Si Joi est née des fantasmes de K, et si les réplicantes naissent de la tête de Wallace, moi, je nais de la tête du cinéaste. Et je suis cette portion du public qui n’est pas prise en compte dans la fabrique du film.

Au fond, je suis comme le personnage d’Ana emprisonnée dans une bulle de verre, séparée du monde, chargée de porter une mémoire qui n’est pas la mienne.

Mais moi, je ne veux pas me souvenir de ces images-là parce que je rêve d’un monde qui va m’inclure. Je rêve de femmes dont la force n’est pas mise à mort.

Je rêve d’un monde où les hommes vont cesser de nous consommer et de nous jeter après usage. Je rêve d’un cinéma qui nous prend en compte, qui nous donne une vraie place, sur l’écran et dans la salle. Parce que c’est peut-être à ce moment-là que les Harvey Weinstein de ce monde cesseront de croire que le monde est à eux, pour comprendre enfin que ce monde est à nous aussi.

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