Humaniser l’autre
Je pense que somme toute, ç’a été une année qui a ouvert les yeux à beaucoup de gens. Ç’aurait été la moindre des choses que ce soit pris au sérieux auparavant, mais au moins, il y a eu un certain « wake-up call » au sein de la population et des élus. Trop de gens ont cru que ça ne pouvait pas arriver ici. Il y a eu beaucoup de complaisance face à ceux qui mettent des croix gammées et qui envoient des têtes de porc. Les choses n’arrivent pas du jour au lendemain.
Certains trouvent qu’on en a déjà assez parlé ! Parce que malgré la solidarité des gens et leur bonne foi, on considère ça comme un acte isolé. Et pourtant, la police de Québec confirme que la moitié des menaces haineuses ont été dirigées envers les musulmans à Québec en 2017. C’est énorme. Sans doute qu’il y a plus de dénonciations. En même temps, personne ne veut être le musulman qui se plaint d’avoir été persécuté.
La seule fois où je me suis prononcée sur ces questions sans prendre le temps de dire « Je le sais qu’au Québec on n’est pas tous racistes », la première chose qu’on m’a reprochée, c’est de ne pas être reconnaissante. Ça va de soi que je suis reconnaissante ! Mais suis-je obligée de toujours le réitérer, de professer mon amour avant de critiquer la société dans laquelle je vis ? Est-ce qu’on attendrait ça de moi si j’avais un nom « de souche » ? Sans m’en rendre compte, je préviens les coups en disant : « Oui on est bons, oui on est beaux, oui on est fins et accueillants, mais… » Je regardais le reportage et je trouvais, comme toi, qu’on déchargeait en quelque sorte sur les victimes la responsabilité d’être le trait d’union avec le reste de la société.
C’est un climat où une personne se radicalise sans que son entourage s’en rende compte parce qu’on minimise l’existence même de la radicalisation de l’extrême droite au Québec.
Tu peux y arriver, si tu as déshumanisé l’autre. C’est ça, le risque, quand le narratif c’est « noir ou blanc », « bon ou mauvais ». Il n’y a pas de nuance. C’est une essentialisation des musulmans alors qu’on parle de gens qui viennent de dizaines de pays différents. Tu considères que l’autre est une menace assez grande pour ne pas avoir besoin de ressentir d’empathie à son égard. Ce ne sont plus des personnes, mais une idée, une image. Je me suis confrontée à ça après avoir diffusé une vidéo qui a beaucoup circulé à la suite du cafouillis de la fausse nouvelle de TVA (sur la mosquée de Côte-des-Neiges). J’ai reçu beaucoup plus de bons que de mauvais commentaires…
Oui. L’internet aussi déshumanise les gens. J’ai reçu un message violent d’un gars de La Meute auquel j’ai répondu sarcastiquement, qui m’a valu une réponse encore plus violente. De fil en aiguille, le ton a changé et j’ai proposé qu’on se rencontre face à face, pour ajouter le facteur humain à l’échange. On a convenu d’un rendez-vous qui a finalement été annulé à la dernière minute. Mais il m’a dit : « Je veux juste t’avertir, avant qu’on se rencontre, que t’arriveras pas à me convertir. » Pendant une fraction de seconde, je me suis demandé s’il parlait de féminisme. Convertir à quoi ? Il m’a répondu : « À ta religion ! »
Et que je suis athée ! Il a pris la peine de me prévenir de ses craintes…
Oui, mais a-t-on les plateformes et les ressources en place pour créer assez de rencontres afin que ça ne dérape pas ? On part de loin. Il faut construire des ponts. Le fils d’une des victimes de l’attentat de Québec le disait dans le reportage d’Enquête. S’il n’y a pas un effort généralisé, dans toute la population, d’aller les uns vers les autres, c’est la propagande qui va gagner, les « fake news » et les images stéréotypées de la communauté musulmane : des burqas et des hommes qui prient, alors que c’est la réalité d’une infime minorité.
On joue le jeu des groupes d’extrême droite lorsqu’on en parle de manière complaisante dans les médias. « Ils promeuvent des idées ! » Des idées qui discriminent une partie de la population…
On les rend presque sympathiques. « Le cousin de mon beau-frère est dans La Meute et c’est pas un mauvais gars ! » On humanise ce que l’on connaît et on déshumanise ce que l’on ne connaît pas. Jamais un groupe de musulmans ne pourrait s’exprimer comme La Meute. Ça ne passerait pas.
Oui, et qui joue au hockey cosom, comme dans le reportage d’Enquête… Aux États-Unis, on se désole davantage du jeune homme noir qui allait à l’université et qui a été tué par la police.
Aux « étranges »…
Je n’en ai aucune idée. Comment peut-on avoir une tribune pour dire ça ?
La nuance, ce n’est pas vendeur. Ce qui me fait peur, c’est qu’il ne réalise pas la portée de sa parole. Il ne réalise pas que de renforcer ces idées-là chez certaines personnes qui ne sont pas bien, qui sont paranoïaques ou qui vivent de l’anxiété face à l’éventualité d’une menace terroriste, c’est dangereux. Quand j’ai vu la fausse nouvelle sur la mosquée de TVA, j’ai été complètement découragée. Une fois que les gens y ont cru, tu ne peux plus les faire changer d’idée. Ils ont vécu l’émotion, la peur. Quand j’ai vu ça, je me suis dit qu’on ne pouvait plus blâmer les gens d’être islamophobes. Si j’étais à leur place, avec les fausses informations qu’on me donne et les théories du complot que ça nourrit, moi aussi, j’aurais des préjugés et je ferais des amalgames douteux. Ce n’est pas aux gens de faire le tri de ce qui est de l’information valable lorsqu’on parle d’un grand média comme TVA. J’ai peur que ça devienne un cercle vicieux. Que le rejet cause le repli et que le repli justifie le rejet.
On n’a pas le choix de rester optimistes.